En mai 68, il avait fallu plusieurs heures pour que les images des manifestations violentes entre étudiants et CRS soient diffusées à la TV.
PAR MARC SCHINDLER, Alès
Le temps de développer la pellicule et de monter les images. Fini, tout ça ! Aujourd’hui, vous vivez l’événement sur votre écran en direct de la manif. Chacun s’improvise journaliste et filme avec son smartphone ou sa camera GoPro. Facebook, Twitter, Snapchat et Periscope vous mettent au coeur de l’événement.
Mardi 14 juin, des dizaines de milliers de manifestants défilaient à Paris à l’appel des syndicats, contre la loi travail. Très vite, les affrontements entre les forces de l’ordre ont commencé avec des «casseurs» casqués et encagoulés : hôpital vandalisé, vitrines enfoncées, charges des CRS, gaz lacrymogènes – le scénario classique de la manif. Tout se passe sous l’oeil de milliers de photographes, de cameramen et de manifestants, qui postent immédiatement leurs images et leurs commentaires sur les réseaux sociaux. Comme des milliers de Français, grâce à l’application Periscope, j’ai regardé avec fascination sur l’écran de mon ordinateur les images de la manif. Comme si j’y étais, j’ai suivi le journaliste qui filmait avec sa camera GoPro, à l’avenue Montparnasse. J’ai marché au milieu des manifestants casqués et le visage protégé contre les gaz, j’ai couru avec eux pour échapper aux charges des CRS et aux lacrymogènes. Je me suis approché pour voir quand un manifestant est tombé, le visage en sang, frappé par une grenade. Pendant l’action, j’ai lu en direct les commentaires des internautes, brefs et violents : « C’est ceux qui bossent pas, ils veulent foutre la merde », « Filme les flics, pas les manifestants », « Je crois pas que c’est en France », « Sans les casseurs, vous auriez pas de congés payés».
Aujourd’hui, tous les médias utilisent Periscope pour vous raconter en direct les événements. Comme Marc Bertinelli, du Monde, Pierre Trouvé, de l’Express, iTélé et Canal+ ou Anaïs Condomines de MetroNews. Les images les plus spectaculaires sont ensuite postées sur Youtube. pour ceux qui ont loupé le direct. Periscope, c’est de l’info brute de décoffrage, ça donne à voir et ça sert aux internautes à se défouler en postant des commentaires. Tout dans l’émotion et le voyeurisme. Il n’y a pas que Periscope. Facebook a aussi créé une nouvelle application, Live, qui permet de diffuser de la video en direct.
Avec un smartphone, vous pouvez envoyer en direct dans le monde entier les images que vous filmez. Mais en quelques mois, Periscope est devenu hors contrôle. En février, le footballeur Serge Aurier insulte en direct l’entraîneur de son club, le PSG. En mars, les communicants de François Hollande diffusent en direct sa rencontre avec les salariés d’une entreprise, pour « varier les modes de dialogue et de discussion avec les citoyens, en dehors des médias classiques. ». Patatras : les commentaires orduriers et les insultes couvrent l’écran et l’émission est interrompue. Plus dramatique, une jeune femme annonce son suicide et filme en direct sa mort en se jetant sous le RER. Deux adolescents se filment en train d’agresser un passant dans la rue à Bordeaux. Dernier dérapage : le terroriste qui a assassiné deux policiers se filme en direct sur Facebook, pour revendiquer ses meurtres et son allégeance à Daesh. Selon le journaliste spécialisé David Thompson, « la vidéo a été vue par 98 personnes avant d’être retirée onze heures après sa diffusion ». Cela a notamment permis à la police de l’identifier rapidement.
D’une application ludique sur les réseaux sociaux, Periscope est devenue en quelques mois un outil d’incitation à la violence et une arme de guerre idéologique. Periscope et Facebook expliquent benoîtement qu’il est interdit de diffuser en direct des images violentes ou incitant à la violence, mais qu’ils ne peuvent pas surveiller les directs videos. Ils attendent que les utilisateurs leur signalent si les règles ont été respectées. Ben voyons, on ne va pas tuer la poule aux oeufs d’or : Periscope et Facebook Live sont les applications les plus téléchargées et elles rapportent des millions en publicité !
Le droit est totalement inadapté aux flux de video en direct. Comme l’explique Le Monde : « Si les autorités découvrent un contenu répréhensible sur Facebook, en live ou non, elles vont alors notifier le réseau social qui devient responsable et sera sommé de retirer le contenu « promptement». Selon un avocat spécialiste des nouvelles technologies, « promptement » signifie parfois un week-end ! « Le système est pensé pour des contenus publiés en différé », explique-t-il, « avec Periscope et Facebook Live, le temps que l’on retire, l’opération est souvent terminée ». La seule riposte que la police a trouvé : « Ne contribuez pas à la diffusion de photos malveillantes, de les partagez pas, signalez-les sur le portail du gouvernement ». Devant ces dérapages, il faut écouter le neurologue Lionel Naccache : « Notre société hyperconnectée est au bord de la crise épileptique … elle n’a plus de regards sur ses propres actions».