Le quotidien britannique “The Guardian” publie les bonnes feuilles des mémoires de l’un des maîtres du roman d‘espionnage, sous le titre «les nombreuses vies de John Le Carré, avec ses propres mots».
PAR MARC SCHINDLER
Pour un lecteur qui a dévoré «L’espion qui venait du froid», qui a suivi avec passion les enquêtes du maître-espion George Smiley («Les gens de Smiley», «Comme un collégien», «La taupe»), c’est du pur bonheur. Pendant des années, j’ai attendu impatiemment chaque nouveau roman de l’écrivain prolifique retiré au fond des Cornouailles. Je suis devenu un habitué du Cirque – le nom que Le Carré avait donné au siège du service secret. J’ai découvert «Une petite ville en Allemagne», j’ai fréquenté «Un amant naïf et sentimental», j’ai baroudé au Moyen-Orient avec «La petite fille au tambour». Après la chute de l’URSS, j’ai suivi l’auteur dans les méandres du trafic d’armes avec «Single & Single», je me suis plongé dans les sombres complots africains du «Chant de la mission» et du scandale des médicaments trafiqués dans «La constance du jardinier». Le plus souvent en traduction, parfois en anglais pour découvrir la langue jubilatoire de Le Carré.
En 1963, en pleine guerre froide, le diplomate David Cornwell devient célèbre avec son troisième roman «L’espion qui venait du froid» publié sous le pseudo John Le Carré. Cinquante-trois ans plus tard, il écrit dans ses mémoires: «Pour le reste de votre vie, il y a un avant et un après la chute. Vous regardez les livres que vous avez écrits avant que le projecteur vous saisisse et qu’on lit comme les livres de votre innocence.» Aujourd’hui, à plus de 84 ans, il raconte ses vies et pourquoi il écrit: «Sorti du monde secret que j’ai connu, j’ai essayé de faire un théâtre pour les mondes plus larges dans lesquels nous vivons. D’abord vient l’imagination, ensuite la recherche de la réalité. Ensuite, retour à l’imagination et au pupitre devant lequel je suis assis maintenant». La méthode Le Carré, c’est de s’immerger dans la réalité avant de la raconter. D’aller en Afrique découvrir les magouilles des trafiquants, des barbouzes et des affairistes pour écrire «Le chant de la mission». De remplir des classeurs de notes et de renseignements sur les héros de ses romans, sur les lieux de l’action.
L’une des révélations de ses mémoires, c’est la relation de John Le Carré avec son père. Il avait déjà évoqué dans «Un Parfait espion» ce personnage flamboyant, qui a fait des affaires avec les plus célèbres gangsters de Londres, ce qui lui a valu des années de prison: «Il était un enchanteur sans illusion et un baratineur qui se voyait comme le golden boy de Dieu et il a ruiné la vie de beaucoup de gens». Le Carré révèle qu’il a eu une enfance sans affection, entre un père violent et une mère dont il dit «à ce jour, je n’ai aucune idée du genre de personne qu’elle était». D’où cet aveu: «Tout cela faisait de moi une recrue idéale pour les services secrets». Il décrit sa vie comme «une succession d’engagements et de fuites et, Dieu merci, l’écriture m’a gardé relativement sérieux et largement sain».
Parmi les extraits jubilatoires de ses mémoires, ce déjeuner en 1991 avec le baron de la presse Rupert Murdoch, propriétaire du Times, qui avait publié une photo de l’écrivain et affirmé que «le rapace le Carré» avait demandé à un théâtre de Varsovie 150 £ par représentation de «L’espion qui venait du froid». Furieux, l’écrivain avait exigé des excuses écrites du journal, un don au théâtre polonais et un déjeuner avec Murdoch. L’affaire s’était réglée au grill du Savoy. Mais, à la surprise de Le Carré, ce qui intéressait Murdoch, c’était de découvrir si le romancier savait qui avait tué Bob Maxwell, un autre baron de la presse, prétendu espion et vrai escroc qui avait ruiné le fonds de pension de ses sociétés et dont le corps avait été retrouvé en mer. Suicide ou meurtre commandé par un service secret? Le Carré n’en savait rien, il s’était contenté de rappeler les rumeurs de la presse. Après 25 minutes, Murdoch s’était levé et était parti, laissant l’addition au romancier. «Les grands hommes ne signent pas les additions, ils laissent ça à leurs gens».
Autre souvenir mémorable : après avoir refusé plusieurs fois une décoration, Le Carré est invité à Downing Street par Margaret Tatcher avec le premier ministre hollandais. Il profite de l’occasion pour plaider la cause des Palestiniens qu’il avait rencontrés au Liban. La dame de fer le cloue avec ces mots: «Ne me racontez pas d’histoires larmoyantes. Chaque jour, des gens font appel à mes émotions. On ne gouverne pas comme ça. Ce n’est pas juste». Avant de lui rappeler que les Palestiniens avaient entraîné les artificiers de l’IRA, qui avaient tué un de ses amis politiques.
Ces extraits des mémoires de John Le Carré m’ont mis l’eau à la bouche. Mais dit-il la vérité? Ou, comme écrivait Gabriel Garcia Marquez en préface de ses mémoires: “Ce qui importe, ce n’est pas la vie qu’on a vécue, mais celle dont on se souvient, et de comment on s’en souvient pour la raconter.”