La légèreté d’un souffle d’air, la liberté d’une mouette, l’âme en état d’apesanteur, ainsi commencent les prémices de la création.
PAR SIMA DAKKUS RASSOUL
Ces moments se teintent de plusieurs couleurs, mais leur sensualité les rassemble en un état d’esprit. C’était là à la fois très incarné et totalement volatile. Elle avait découvert sa quatrième dimension il y a bien longtemps. Magique et troublante comme lorsque la nuit descend, nous étreint d’un coup d’aile et nous projette dans l’imaginaire à la fois sombre et lumineux.
Un certain matin, le printemps bat son plein, une rue pavée, dans une ville où les pavés abondent. Son histoire nous dit qu’on ne les a jamais arrachés pour les jeter contre quelque force que ce fût, contrairement à un pays voisin. Ces temps de colère que toutes les villes ont connus un jour ou l’autre. L’urbanité a ses hauts et ses bas. Dans la ville dont il est question, les rues montent et descendent à leur gré. Elles poussent même le caprice à s’orner de pavés. Les pentes contribuent au développement des mollets des habitants. On désigne même les habitants du pays par la solidité et l’âge de leurs mollets.
Au bas de l’une de ces rues, son oeil aperçoit la silhouette d’un homme assis sur une couverture pliée, le dos droit sans être rigide, la tête légèrement penchée en avant. Au premier abord, on l’imagine méditant, installé en tailleur. Une grande intensité se dégage de lui. Les mains longues et fines, posées sur les genoux comme sur les touches d’un piano. Le corps bien ancré dans le contact avec le sol. Bienveillant et serein, il ressemble à un veilleur d’une porte invisible. En s’approchant davantage de lui, un oeil vif, ouvert sur l’autre, nous accueille au sourire prêt à fleurir. Il salue qui croise son regard. Il ne quémande pas, ne se plaint pas, ne joue pas de rôle. Il est juste là, digne, sans la moindre trace d’attente. Il est là où il doit être. Sans le verre en carton devant lui, rien ne le distinguerait d’un passant arrêté pour prendre un peu de repos. Détail irréaliste, car le citadin contemporain est atteint de la folie des hauteurs et méprise la terre dont il vient, au point de ne s’asseoir sur le sol que dans des paysages bucoliques et romantiques. Ou alors, un mendiant ou un sans domicile fixe en quête.
Elle est frappée par l’aura de l’homme. Il a un chapeau roulé au sommet de la tête, sorte de Diogène qui inviterait même à ce que l’on se mette entre son soleil et lui. Il sait que le soleil ne lui appartient pas, ni l’ombre. Il est vêtu dans une gamme de bleu et de gris non dénuée de finesse. Sa barbe argentée perlée de noir paraît à la fois sauvage et soignée. De grandes dents de devant avec une séparation qu’on appelle les dents de la chance. Elle est fascinée par le rayonnement et la sérénité de ce singulier personnage qui s’ancre entièrement dans l’espace qu’il occupe. Il se tient comme sur un trône, sans l’arrogance qui va avec le pouvoir de posséder une assise. À quoi reconnaît-on un prophète?
À son bonjour plein de grâce, elle répond spontanément en lui demandant si tout va bien. Les chemins se croisent si l’on est deux à cheminer. Lors de ce parcours qu’elle empruntera pour un temps, ils échangent quelques paroles et ils se souhaitent une bonne journée. Si elle lui laisse parfois un peu de la monnaie dont elle dispose, la chaleur de l’attitude reste la même. On reconnaît là les valeurs partagées. L’échange est nourri sans la nécessité matérielle qui amène ce sage sur un trottoir d’une ville indifférente et riche. Elle frôle la rencontre homérique, un Ulysse dans un voyage dont le retour est ouvert.
Un jour, elle le voit plongé dans un livre. Après l’échange des urbanités, elle s’informe de sa lecture. La Bible, dit-il. Belle lecture, rétorque-t-elle. À sa surprise, l’homme la bénit si doucement qu’elle l’entend à peine. Elle se demande si la spiritualité a encore une place dans notre vie. Le surlendemain, le livre avait disparu des mains du personnage. Sans doute sur le conseil d’un manager de mendiants qui pour des raisons de marketing ne doivent pas sortir de leur image.
À chacun de ses déplacements sur ce chemin, elle revoit cet homme prenant appui contre le même mur. Elle fait l’apprentissage improvisé et constant d’une communication subtile. Certains jours, distraite, elle poursuit son chemin, un grand cri et un bras levé salue alors son passage. Bonne journée, clame-t-il. Elle lui demande régulièrement s’il sera encore là. Comme si la crainte de casser ce fil délicat tissé entre eux lui faisait ressentir une sorte de nostalgie précoce. Elle tient à lui dire bonne route. Un jour, il lui annonce la date de son retour au pays. Il reverra sa famille après une absence de deux ans. Un pincement au cœur, il lui manquera. En guise d’adieu, ses yeux clairs lui ont transmis un message raffiné comme un arc-en-ciel. Les couleurs écartant vaillamment les gouttes grises. Elle n’a pas retenu son nom. Il s’appelle Urbain.
L’auteure est metteure en scène, chanteuse, fondatrice et directrice de XANNDA théâtre, à Lausanne. Le texte que nous publions a été écrit le 30 août 2016.
J’ai vu ce prophète (ou son frère) au bas d’une rue très passante, très commerçante qui monte de la Place Saint-François à Lausanne.
J’aime votre beau texte.
BB
Merci!