Lettre de Sicile à un ami lecteur – Amuni, amuni… Viens! On y va?


Amuni, amuni, viens! Allons-y!

PAR PIERRE ROTTET

Si t’es un jour allé en Sicile, ce sont là des mots que tu as peut-être entendus prononcer par les Siciliens lorsque vient le moment de quitter la table qui t’accueille pour t’en aller flâner dans des ailleurs. Ou vice versa… Sans stress ni précipitation! Des mots chers à qui sait les éviter, les bannir de son vocabulaire. Flâner? Même si en Sicile, là également, tu le sais, la table n’est jamais bien loin des lieux qui donnent à ton regard d’alimenter aussi tes découvertes.

C’est vrai, je t’ai habitué à des lettres mordantes parfois, qui balancent, oscillent entre coups de gueule et coups de coeur, mais rarement à des tendresses, à des émotions qu’il m’insupporte de ranger destination l’oubli dans un coin obscur du ressenti. Insupportable, surtout, à l’idée de ne pas les faire partager. Alors pour ne pas les empiler dans un bahut aux souvenirs poussiéreux et ridés, je t’en fais part. Peut-être qu’en lisant ma lettre, des envies de voyages, d’évasions, te titilleront. Si, parfois, je te fais part de mes indignations, de ce qui m’indigne et « m’encolère », faut-il te le rappeler, j’aime aussi partager ce que j’aime. Ce que j’ai aimé…

Tu me connais. Sitôt que pointe l’ombre du froid à Fribourg, en Suisse, dans l’attente de ma transhumance vers l’Amérique latine, le Pérou, Lima, vers l’été dans l’hémisphère sud, je tente d’aller « m’ensoleiller » ailleurs. Là où je sais que mon copain le soleil ne fait pas faux bond. Ou alors rarement, lorsqu’il se met, solidaire de la terre, à laisser de temps à autre la place aux nuages pour faire orage. Alors, vois-tu, c’est ce que j’ai fait en cette fin octobre, en me dirigeant vers la Sicile.

On est tous un peu Italien, enfin je parle de ceux qui, comme moi, nourrissent, entre autres, leur palais de spags à la « sauce de c’que tu veux », de produits du terroir de ce pays, de la Sicile, en l’occurrence. Pour qui aime à se nourrir des goûts de la vie qui te la rendent belle lorsque tu accompagnes ces mets d’un petit vin. De ce nectar que les journaleux, lorsqu’ils en parlent, se sentent obligés de moraliser, en précisant invariablement de faire preuve de modération. Qu’il ne faut pas en abuser. Comme si on abusait de ce qu’on apprécie. De ce qu’on aime! A mes yeux, vois-tu, il est plus facile de s’identifier à un Italien lorsqu’on sait savourer cette cuisine, qu’à un Anglais mangeur de porridge, ou à un Yankee bâfreur de fastfood et buveur de café américain!

T’as déjà vu un marché. J’veux dire un immense marché à ciel ouvert. Un de ceux qui te font oublier les autres, tous les autres. Ou presque. Non parce que les autres, tous les autres dans le monde, que tu as aimés, qui t’ont fait flasher, vibrer et qui t’ont fait t’arrêter pour observer vivre l’âme d’un pays, d’une ville, manquaient de couleurs, de vie. Non! Tu n’y est pas! Mais parce que celui-là, crois-moi, avait quelque chose en plus. Une fragrance de bonheur, de saine anarchie, de bruits et de vibrations, d’affinités aussi, qui te font dire que nulle part ailleurs tu en as vu de pareils.

Celui-là? Celui de Catania, point de départ d’une pérégrination méditerranéenne faite de voluptés pour le palais, pour les sens et les yeux. Celles-là mêmes qui m’ont donné, en y associant mes oreilles complices, de me plonger dans l’exubérance et les couleurs de ce marché dont je te parle.

Des rues, des enchevêtrement qui se perdent dans des dédales de ruelles qui doivent bien s’étendre sur l’équivalent d’une bonne dizaine de terrains de foot, une mesure qui sied au vieux footeux que je demeure, à travers lesquels tu marches. Contrairement aux terrains évoqués!
Des rues, disais-je, « sacrifiées » à ce marché l’espace de quelques heures, d’où émane une débauche de couleurs odorantes, de promesses de goûts, de plaisirs du terroir, de cette “Pachamama”, comme diraient les Incas et leurs descendants, porteuse de toutes les bontés, lorsqu’elle le veut bien, de céréales, d’épices, de légumes et de fruits aux noms et aux délices que tu ne soupçonnes même pas. Bref, de trucs que nous donnent la terre nourricière. Et si en sus tu y ajoutes les dérivés de la terre, je veux dire les diversités de fromages et de viandes, sûr qu’ils ne déparent en rien une assiette… Tu l’a compris: tout ce qui donne sens à la cuisine. Aux joies de la table que tu partages avec tes amis. En osmose avec elle.

Toutes ces ruelles ou presque convergent comme pour se donner rendez-vous à la Piazza Alonzo di Benedetto, qui tourne le dos à la Piazza del Duomo, à deux pas de la municipalité, à une prière, pour ceux qui prient, de la cathédrale Sainte Agathe, patronne de Catania, dit-on. Les politiciens et les hommes de cette île, en héritiers naturels du « Parrain », savent déléguer à leurs convenances en jouant sur la religiosité d’un peuple.

Piazza Alonzo du Benedetto? Le plan de la ville la désigne certes sous ce nom. Reste que les locaux, les habitants du lieu, depuis belle lurette, l’ont rebaptisé « Piazza del Pescatore ». Avec les odeurs de poissons, de poiscaille qui efface d’un seul coup toutes les autres, nul n’est besoin de se creuser la tête pour en comprendre les raisons. Et encore moins, en débouchant des rues l’entourant, en découvrant les étals qui emplissent la place et ses alentours.

Un spectacle! Et crois-moi, le mot est loin d’être exagéré. D’abord les odeurs, je te l’ai dit, si particulière s’agissant des offrandes de la mer, comme tu as pu en connaître dans n’importe quel marché aux poissons dans le monde. Sauf qu’ici, je ne me trouvais pas dans n’importe quel marché. Je m’y suis inséré, fondu, dans ce marché, pour y déambuler, à l’écoute des vagues successives et anarchiques des cris et harangues des pêcheurs qui me parvenaient. Tous les poissons ou fruits de la mer ou presque s’y trouvaient. Des plus petits au plus gros. Hormis la baleine ou le requin…

T’as raison, à quoi te servirait une mer généreuse avec les pêcheurs pour ce qu’elle offre si ses produits eux-mêmes ne se transformaient, ne se raffinaient, se cuisinaient, pour des mises en bouche gourmande. Et si t’ajoutes à cela le soleil, la générosité des hommes qui la font, cette cuisine, ainsi que la joyeuse exubérance des habitants de l’île… « La richesse de notre mer sicilienne, me confiera un pêcheur, amusé de mon ébahissement, on la doit au fait que les pétroliers ne passent désormais plus entre Palerme et la Sardaigne ». Je t’avoue ne pas avoir vérifié. Sans doute parce que son explication me plaisait…

Avec pignon sur la Place, comme pour rappeler qu’ici on ne renie pas une réputation, une «Trattoria» affichait la couleur à l’enseigne de « Don Corleone ». Curieux, je me suis assis à la terrasse d’un bistrot, pour laisser glisser mes yeux sur ce monde, sur ces Siciliens qui mettaient l’insouciance au coeur de leur vie. Pour donner du relief à nos assiettes. La carte de « mon » bistrot était alléchante. Il avait pour nom « Sirocco ». Une occasion unique, me suis-je dit, pour ne pas seulement y passer en coup de vent. J’y ai notamment dégusté des poulpes trempés dans une vinaigrettes. Cuits à l’huile d’olives. Le tout arrosé d’un coup de blanc à l’apéro. Puis d’un rosé pour déguster… L’expression d’une approche d’un certain bonheur, sans doute, que de donner à tes papilles gustatives et à ce que tu observes à deux pas de ta table, de contempler la vie qui explose de joyeuses joyeusetés…

« C’est tous les jours comme ça, depuis tôt le matin. Sauf le dimanche, et encore », devait me confier le gérant du Sirocco. Je suis resté là, fasciné, pas avare de mes regards, planqué à l’ombre pour éviter de regarder de trop près le soleil. Vers 14 heures, d’immenses camions citernes et des employés communaux sont arrivés, une fois la place vidée de son monde et de ses offrandes nourricières. A coups d’eau, à grands renforts de archers, la Piazza del Pescatore a été nettoyée de ses détritus. De ce qui restait de la poiscaille laissée par les dizaines de mouettes lors de leur festin quotidien. Plus aucun poisson ni poissonnier n’y traînaient. Si ce n’avaient été les odeurs, tenaces, jamais tu aurais pu deviner que l’espace d’une matinée, les fruits de la mer ici s’était introduits, solidaire promiscuité avec ceux que produisent une terre généreuse, réunis dans ce marché de Catania.

Prendre son temps. Savoir le prendre! Un sacré luxe, par les temps qui courent. Et crois-moi, je m’y entends pour oser prendre du temps au temps! Lui piquer ce que je peux… A la table à côté de la mienne, un homme et une femme dissertaient. En italien. Proximité des tables oblige, il m’a semblé qu’il était question de cuisine. Tu sais, il est nullement besoin de bien parler la langue de l’endroit pour se faire comprendre, pour commander un bicchiere di vino bianco della casa; de vino rosso; des spaghettis alle vongole; ou alle cozze; ou encore des spaghettis frutti di mare.

Alors je me suis lancé, pour qu’ils me parlent de la « Pasta alla norma », que la carte présentait comme une spécialité sicilienne… Tous deux comprenaient et parlaient français. C’est toujours mieux pour piger une conversation. Et prendre plaisir au dialogue qui venait de s’engager sur la Sicile. Mais bien entendu aussi sur la cuisine. A un moment, j’ai eu le « malheur » d’évoquer en termes chaleureux la cuisine italienne. Ah non!, s’est insurgé mon interlocuteur: « il n’y a pas de cuisine italienne. Pour la bonne et simple raison qu’il y a autant de cuisines que de régions en Italie… » J’aurais pu lui rétorquer qu’il en allait de même en France ou au Pérou, par exemple, et que dans le langage courant, on dit volontiers vouloir manger italien, français, chinois, péruvien ou que sais-je. Je me suis néanmoins abstenu. Pourquoi vouloir toujours avoir raison? S’affirmer, affirmer! C’eût été du reste bien inutile, face à un Italien venu de son Emilie natale. Pour le boulot me dira-t-il, au même titre que la jeune dame qui l’accompagnait, une Sicilienne de Palerme.

Bien inutile « confrontation », surtout qu’il venait de m’affirmer que les pizzas napolitaines n’étaient de loin pas les meilleures en Italie en raison de leur pâte bien trop mince. Une sacré hérésie, à mes yeux, tu en conviendras. Mais va faire dire à un Italien – entre autres – que l’un ou l’autre plat qui se délecte dans son coin de terre peut éventuellement être meilleur ailleurs. Plus savoureux!

Tu t’en doutes, j’en ai profité pour leur demander des tuyaux sur les choses à visiter, dans cette région de la Sicile. Surtout que ma voisine de table, la Palermitaine Valeria, de son prénom, et son compagnon, l’Emilien Gian Paolo, semblaient tout deux en connaître un bout, rayon tourisme. La première, devais-je apprendre, dans l’éco-tourisme sur sol sicilien, le second spécialisé dans les circuits éducatifs linguistiques avec son agence « Giada » à Cesena. Je les ai écoutés, avant de me lancer dès le lendemain dans mon périple sicilien. Je les ai d’ailleurs retrouvés sur mon chemin avec une dizaine de professionnels du voyage, d’Europe et même d’ailleurs. Ils visitaient restaurants et hôtels, des lieux susceptibles d’être d’intérêt. Histoire de les proposer ou non à leurs clients.

N’attends pas de moi que je t’énumère les endroits parcourus. Ma lettre serait bien trop longue. De plus, tu les découvriras bien par toi-même si un jour tu t’y rends. Sache cependant que je me suis plongé dans une vallée, habitats troglodytiques il y a des milliers d’années; dans une réserve naturelle, dans une nature, cette amante universelle que les hommes cocufient bien trop souvent; l’ai gravie de petits bleds en flanc de colline, qui fleurent bon le temps qui s’y est arrêté; j’ai flirté avec l’Histoire et pris le temps d’aller chercher la fraîcheur dans l’une ou l’autre églises. C’est pas ce qui manque en Sicile. Sans toutefois exagérer mes visites dans ces endroits, moi qui ne pénètre dans ces lieux de prières que lors des tremblements de terre. Même si en Italie, en ce moment…

Tout cela, oui tout cela, tu pourras peut-être aussi l’apprécier un jour. Mais il te faudra beaucoup de chance pour te trouver à Taormina lorsque la foudre et le tonnerre frappent cette ville, en même temps que l’orage qui s’y abattait ce jour-là. Y compris sur son théâtre gréco-romain, où je me trouvais au moment où l’accalmie orageuse mettait enfin une sourdine.

Tout en haut, planté sur les dernières marches de ce somptueux décor, en face de moi, entre deux voûtes romaines, s’offrait la Méditerranée, tout en bas de la colline sur laquelle repose la ville, et, légèrement sur la droite, le sommet d’un Etna au repos, quoique auréolé de légères volutes de fumée, qu’une neige avait recouvert durant la nuit. Alors j’ai tourné le dos. J’ai osé tourner le dos au théâtre, à l’Etna, pour poser mon regard sur la baie, à l’opposé. Un arc-en-ciel géant semblait sortir des terres pour s’en aller se perdre là où la mer et le ciel se confondent. Loin, très loin à l’horizon. Au dessus de ce somptueux arc colorié, un autre, tout aussi imposant, s’était mis de la partie, comme un clin d’oeil qui m’était adressé. Qui s’adressait à l’Histoire. A ma lettre.

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2 commmentaires à “Lettre de Sicile à un ami lecteur – Amuni, amuni… Viens! On y va?”

  1. Daniel 11 novembre 2016 at 16:30 #

    J’ai pris la peine de lire quelques-uns de tes billets sur le site de la Méduse. J’aime ta manière de t’indigner, je suis ravi de voir que la longue expérience de vie qui est la tienne n’a pas ôté un brin de révolte de ton coeur où de ton âme. Bien des gens arrivés à un certain âge se résignent tout simplement, marmonnant dans leur barbe les complaintes qu’ils constatent quotidiennement, se disent que la vie… ben c’était mieux avant.

    Toi pas. Toi, tu sors la plume, le verbe, le geste et bien d’autres armes qui sont en ta possession pour t’exprimer, gueuler, râler, t’attendrir ou te moquer (gentiment).

    Ta lettre traitant de la Sicile m’a donné envie de m’y rendre, goûter à cette fameuse cuisine sicilienne, vivre ce marché, goûter à cette générosité que l’on trouve plus que très rarement chez nous.
    J’ai même une fraction de seconde ressenti la douce chaleur du soleil et la senteur des embruns.

    Pour le reste, tes coups de gueules sont d’or… Le plus important, ce qui provoque un élan de fierté en moi, c’est de pouvoir appeler “ami” une personne capable d’une telle humanité, d’une telle tendresse et en même temps d’une telle force. C’est bon de te connaître.

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    Sima Dakkus Rassoul 16 novembre 2016 at 12:21 #

    Le Sud, une merveille et des chatoiements de diversités éblouissantes. Ce texte est un voyage.

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