Sweet dreams


Une journée comme une autre. Pleinement vide. Ciel bas.

PAR SIMA DAKKUS RASSOUL

Dans une ville inconnue, le matin, le soleil s’est levé. On ne sait de quel pied. Vous vous sentez troublé, bousculé, rejeté, déchiré, écartelé. On vous regarde avec curiosité, avec une compassion qui ressemble durement à la pitié. Rien à quoi se raccrocher. En décalage, submergé par tout cet amas de sensations et de sentiments sans repères. Pris dans un tourbillon. Le froid et l’humidité désormais indissociables de votre idée de la mort.

Vous n’avez jamais su pourquoi le bien fuyait sur l’autre rive dès que vous vous en approchiez. Les bombes, quant à elles, peuvent vous accueillir n’importe où, n’importe quand. Et soudain la rue se colore de rouge sang. Sous la pression constante d’une menace au visage inconnu, l’enfer qui brûlait en vous était flagrant. Tel un sceau imprimé dans votre chair. Sur votre front. Les autres ne le voient pas. Vous ressentez une colère froide et une révolte démesurée. Qui devrait vous défendre, dans votre pays, négocie votre retour contre de l’argent dont vous ne verrez jamais la couleur. Vous voilà devenu une marchandise.

La veille de votre aventureux départ, un jeune homme à peine adolescent était mort d’une crise cardiaque provoquée par le bruit des bombes. Vous vous êtes identifié à lui. Dans sa peau. Dans la douleur terrible de sa famille qui, comme tant d’autres, voient leurs enfants partir le matin sans retour. Incident de parcours. Un jeune étudiant, plein de promesses, qui venait de terminer ses études universitaires, a été pendu par des sauvages sans foi ni loi. On ne saura jamais pourquoi. Une justice de rue, une exécution. Deux jours plus tard, un autre jeune homme égorgé par les mêmes ou par d’autres fantômes et leurs frères. Votre propre peur vous étouffe. Vous sentez une joie mauvaise au plus profond de vous: vous savoir en vie. Et votre cœur saigne pour ces vies perdues.

Le dernier soir, là-bas, chez vous, dans la pièce unique aux murs moisis où toute la famille vit, à votre retour de l’école, autour du drap posé par terre pour le repas composé de pain et thé, la famille, votre mère, vos soeurs dont une petite qui tient à peine debout, votre vieux père malade, tous avaient pleuré, qui dedans, qui en versant des larmes pour faire le deuil de votre absence. Votre frère aîné n’était pas rentré à la maison. Il n’acceptait pas votre départ. Il se sentait responsable. Il avait honte. Il était l’homme de la famille et devait la nourrir. Votre éloignement signait son échec.

Dans la terre promise terne où votre destin et la traite des humains vous ont balancé comme un mort-vivant, tout vous paraît étrange. On commence par vous enlever le peu que vous avez pu emporter avec vous. On vous demande souvent d’où vous venez; on vous demande si vous avez faim; on vous demande si vous avez soif; on vous demande si vous avez froid. On ne vous demande pas la raison de votre tristesse. On ne vous demande jamais de quoi votre âme se nourrit. Ce que vous ressentez. De quoi sont faits vos rêves le jour et la nuit. On ne vous demande pas ce que vous aimez. Si vous avez besoin de rêver. Si vous savez lire, chanter, faire de la musique. On n’a pas la culture de la parole là où vous êtes arrivé.

Vous n’êtes l’objet de sollicitude que parce que vous suintez la misère et que vous n’êtes pas à votre place. Le dénuement adhère à votre peau. On vous imagine des besoins, on vous prête des envies. Avec une bonne volonté qui vous fait pleurer et qui vous fait vous sentir de trop. La confusion dans laquelle vous vous noyez ne représente pas ce que vous êtes. Vous voudriez le crier à tous les vents. Suspendu entre la vie et le néant, le sol se dérobe sous vos pieds. Vous êtes profondément blessé de vous sentir dépouillé de la valeur de votre culture dont vous tirez fierté. Et vous savez que là, l’ignorant, ce n’est pas toujours vous, mais vous vous sentez amoindri et sans ressources.

Exclu de la vraie vie, vous errez la journée entière tout en occupant votre corps à n’importe quoi pour ne pas devenir fou du sentiment de votre inutilité. Et pour échapper aux regards suspicieux qui vous jugent. À la tombée du jour, des chauves-souris apparaissent sur votre plafond que vous fixez le regard vide. De petites idées bien noires avec de minuscules ailes et des corps de géants. Attaque serrée de ruminations, d’espoirs rétrécis et de questions sans réponse. La nuit froide est seule à vous tenir compagnie pour compter les moutons.

Vous réalisez que les rêves vers la chaleur et la sécurité se sont transformés en illusions et ont éclaté telles des bulles de savon.

Là-bas, on vit sous des décombres. Le soir, en se promenant au bord de la rivière, on peut voir des hommes, des femmes, des enfants relégués au bord de l’humanité. De sous l’arcade du pont une fumée épaisse s’échappe. Des cris retentissent qui donnent la chair de poule et s’amplifient à l’air libre. La folie du monde a chassé ces humains à vif d’eux-mêmes. On dit qu’ils sont deux millions à se détruire jour après jour pour des marchands de rêves qui finissent très riches et puissants. Les rejoignent les migrants intérieurs, les sans abris, les malades.

Le souvenir du sourire de votre mère, de sa caresse sur vos cheveux glisse entre vous et ces images terribles, vous réchauffe comme un soleil intérieur. Être ensemble. La solitude vous plonge dans une réalité inouïe. Elle vous fait grandir à toute vitesse. Vos larmes sont taries. Vous regardez autour de vous, avec empathie, toutes ces solitudes côte-à-côte, confortables et impénétrables les unes aux autres.

– Vos papiers, s’il vous plaît ! Vous sursautez et sortez de votre rêverie. Vous êtes au bord d’une autre eau, très loin de chez vous.

Une journée comme une autre. Un vide qui se meuble imperceptiblement. Le timide soleil hivernal vous sourit. Des oiseaux frôlent doucement votre tête avec leur chant joyeux. Vous écrivez à votre mère: Mâdar jan, je vais bien.

Décembre 2016

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