Lettre de Lima à un ami lecteur – Responsables du Plan Condor enfin condamnés, mais à Rome!


Voilà une nouvelle qui me fait plaisir. Vraiment!

PAR PIERRE ROTTET

Surtout, elle confirme l’info que je distillais dans mon livre «Lettre à un ami», paru en 2015, sous la chronique «Au nom de la mémoire». L’ex-dictateur Francisco Morales Bermúdez (1975 et 1980) vient d’être condamné à la prison à perpétuité par la Cour Pénale III de Rome, en Italie, donc, pour la mort de vingt Argentins descendants d’Italiens, dans le cadre de l’abominable «Plan Condor» en Amérique du Sud. Condamné aujourd’hui par la justice italienne pour ses liens avec les autres dictatures sud-américaines dans des opérations secrètes. Secrètes et meurtrières!

D’accord, la condamnation est tout ce qu’il y a de symbolique. Vu que l’ex-dictateur coule des jours heureux dans sa propriétés à Lima, du haut de ses 96 ans. Et si je te précise son âge, tu penses bien que pour lui, perpet’, à supposer qu’il accomplisse sa peine, à savoir jamais, c’est demain. Ou après-demain. Mais ce qu’il y a de plus abominable, chez ce personnage, comme pour la plupart des autres protagonistes des juntes militaires en Amérique latine, c’est son arrogance. Sans compter que le bonhomme est convaincu qu’il a oeuvré pour le bien en s’alliant aux sanguinaires dictatures d’Amérique latine. Sous la baguette de Washington, et de M. Kissinger. Mais pas seulement.

D’accord, mon plaisir est sans doute loin d’être partagé par la grande majorité des Péruviens. Qui regardent pour beaucoup l’histoire, y compris et surtout celle récente, par le petit bout de la lorgnette. Il y a bien des voix qui s’élèvent, celles qui se soucient des exactions des militaires durant la sale guerre contre les guérillas, des droits de l’homme, des inégalités sociales, des conditions déplorables des femmes indigènes, notamment. Des stérilisations forcées sous le dictateur Fujimori. En toute impunité! Des fantômes, ces victimes malheureusement oubliées dans un pays qui reste, à mes yeux, le plus conservateur d’Amérique latine, sous l’influence malsaine de l’aile ultra-conservatrice de l’Eglise catholique.

Bref. Je reviens, si tu le permets, à l’objet de ma lettre. Avec Bermúdez, deux autres Péruviens ont été condamnés: l’ex-ministre de l’Intérieur et de la guerre Pedro Richter Prada et le général German Ruiz Figueroa, qui coulent tous les deux aussi une paisible retraite, ainsi que cinq autres militaires de Bolivie, du Chili et de l’Uruguay.

Les vingt Argentins d’origine italienne s’étaient exilés à Lima durant la dictature argentine de Jorge Videla. Capturés par les militaires de Bermúdez, ils furent expulsés en catimini vers l’Argentine en 1978. Où ils furent exécutés. Leurs torts: être des opposants. «Gauchistes» aux yeux du Pérou et de l’Argentine. Tout indique en outre, selon le jugement sorti de Rome, que tous avaient été interrogés et torturés dans les geôles péruviennes, avant leur voyage vers une mort assurée en Argentine. «Une extradition illégale au regard du droit international», martèle L’avocat de l’Institut de Défense légal, à Lima, Carlos Rivera, cité par le quotidien «El Comercio».

Attends! Ne sois pas impatient. Pourquoi la justice italienne? Ma réponse est simple, les avocats qui depuis belle lurette s’activent pour que justice puisse être rendue relèvent que l’Italie a «fait valoir sa compétence s’agissant de la juridiction universelle en matière pénale, qui établit que si ton pays ne te juge pas, tu peux l’être dans n’importe quel pays qui assume le cas», explique encore Rivera. Lequel rappelle que l’Italie, à l’époque, avait déjà demandé l’extradition de l’ex-dictateur Bermúdez et des autres accusés péruviens. Le Pérou l’avait refusée sous le fallacieux prétexte qu’une enquête pénale avait été ouverte au Pérou. On amuse la galerie et l’opinion comme on peut, n’est-ce pas?

Cela, vois-tu, même si Morales Bermúdez est non seulement sous le coup d’une enquête péruvienne pour la «disparition» de trois citoyens argentins, mais aussi pour avoir ordonné le séquestre et la déportation en Argentine de 13 politiciens péruviens. Ce qui n’a pas empêché, lorsqu’est tombée la dépêche de la condamnation à Rome, le fils du dictateur de déclarer à l’une des chaînes nationales de télévision que son père avec la conscience tranquille, qu’il était serein et, surtout, qu’il avait contribué à l’établissement des démocraties en Amérique latine.

Tu imagines un peu le culot. Lui qui s’est acoquiné avec les pires personnages des dictatures, responsables de dizaines de milliers de victimes, qui criaient «liberté» et «démocratie» de leur vivant. Pour avoir osé braver les uniformes dans les rues, ils y laissèrent leur peau.

Carlos Rivera constate avec amertume en ce 18 janvier 2017 qu’il aura fallu un tribunal étranger pour juger ce que le Pérou a été incapable de faire. Parce que Bermúdez n’en est pas à sa première condamnation. Quatre ans après l’ouverture d’un procès retentissant en 2012 à Buenos Aires pour juger les dictatures impliquées dans le «Plan Condor», il fut en l’objet d’une première condamnation, par contumace bien entendu. Le verdict est tombé en mai 2016. Il impliquait une quinzaine de militaires. Parmi eux, le dernier dictateur argentin, Reynaldo Bignone (1982-1983), 88 ans, qui s’est vu infliger une peine de vingt ans de prison.

Cette opération, menée par six dictatures sud-américaines dans les années 1970, avait pour objectif d’éliminer les opposants politiques. A l’époque, l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie et le Brésil. Auxquels viendront se joindre en 1978 le Pérou et l’Equateur. Pour les services secrets de ces pays, un mot d’ordre: s’unir pour pourchasser et éliminer les militants de gauche hostiles à leurs régimes.

Tu penses bien que s’agissant de réprimer tout ce qui militait un peu à gauche, les Etats-Unis n’étaient pas loin. «Le Monde», citait à ce propos la réponse du secrétaire d’Etat Henry Kissinger à un ministre argentin qui l’informait de l’opération: «S’il y a des choses qui doivent être faites, faites-les rapidement. Mais veillez aussi à ce que le cours des choses reprenne très vite». Henry Kissinger? Mais si, tu y es: le Nobel de la paix en 1973!

Le Plan Condor sévissait d’ailleurs bien au-delà des frontières sud-américaines. Les agents de ces tristes dictatures envoyèrent en effet leurs tueurs jusqu’en Europe (France, Italie, Portugal, Espagne) et aux Etats-Unis. Si Washington et la CIA furent impliqués, la France le fut également, comme l’attestaient des documents en possession du général Contrera, ex-chef de la DINA au Chili (Direction nationale du renseignement, police politique pendant la dictature militaire). Selon lui, «c’est la DST française (Direction de la surveillance du territoire chargé notamment du contre espionnage) qui a le plus coopéré». Le ministre Dominique de Villepin avait bien tenté de démentir lors d’une visite au Chili en 2004. Sans convaincre. Pierre Messmer, alors ministre aux Armées, n’avait-il pas reconnu l’envoi dans les années 70 de militaires français pour former les élites militaires sud-américaines aux «techniques» de lutte et de torture contre des mouvements révolutionnaires ou clandestins expérimentées en Algérie?

Plus de 40 ans après les dictatures, un procès peut enfin faire un peu de lumière. Et prononcer des condamnations, même si les tristes protagonistes sont absents. Je pense, bien entendu, aux Pinochet, Stroessner (Paraguay), Videla, Bordaberry (Uruguay), Banzer (Bolivie) et autres Geisel (Brésil). Morales Bermúdez, lui, coule encore des jours heureux, les autorités péruviennes ayant refusé de l’extrader vers l’Argentine, seul pays d’Amérique latine ayant entrepris à ce jour de traduire en justice les personnes impliquées dans ce dispositif meurtrier. Des centaines d’ex-militaires ont été jugés au cours des dix dernières années. Mais à Rome, c’est bien la première fois que s’est tenu un procès consacré à «l’Opération Condor», en tant qu’organisation criminelle.

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