Lettre de Lima à un ami lecteur – On rêve et on se bat en même temps pour ne pas trop pénaliser davantage des gosses


L’été touche à sa fin dans l’hémisphère sud.

PAR PIERRE ROTTET

Enfin, si on s’en réfère au calendrier qui marque les saisons. Car pour ce qui est du soleil, crois-moi, il est là, toujours là et bien là. Installé pour durer. Contrairement aux vacances scolaires, qui s’achèvent à Lima.

Je n’ai du reste eu aucun mal à m’en convaincre, en observant la cohorte de gosses, sac au dos, qui se pressaient pour monter dans les bus. A peine ai-je surpris un léger, un soupçon d’angoisse, bien passager d’ailleurs, furtif, lorsqu’à un moment donné, en cette matinée, la terre s’est mise à trembler. Si peu. Et brièvement! La routine, quoi!

Note qu’ici au Pérou, la seule chose qui tremble vraiment, c’est la terre. Malheureusement pas les politiciens et les hommes de pouvoirs de premier plan, de plus en plus impliqués dans la corruption, pourtant. Les seuls à être ébranlés, dit en passant, si tu me permets cette exagération, sont les lampistes, les proies faciles. Personnellement, j’aurais tendance à dire les moins malins!

Pardon! Il y en a d’autres qui tremblent dans ce pays. Des centaines de milliers de parents, pour ne pas dire des millions, parmi les parents les plus démunis. Qui gagnent souvent même pas de quoi se nourrir. Le minimum. Et encore! Qui n’arrivent jamais à joindre les deux bouts, qui s’éloignent et fuient de leurs fins de mois. Qui ne se nouent du reste jamais! Eux, oui, ils l’appréhendent, ce moment de la rentrée.

Certes, les écoles publiques sont gratuites. Enfin presque. Parce qu’elles ne fournissent pas les cahiers, les gommes, les crayons, les effets scolaires, la «mochilla», autant d’outils scolaires pour lesquels il faut débourser. Vider son porte-monnaie! Et lorsque qu’il faut le faire pour plusieurs rejetons… Et puis il y a l’uniforme. Qu’il faut renouveler pratiquement chaque année, vu qu’un mouflet, il a la désagréable et fâcheuse habitude de grandir.

Pas cher, que tout cela? Sûr. Mais quand on n’a pas le sou, lorsque la facture de la rentrée pour un bambin s’élève au prix d’une journée de travail, de deux, de trois, voire davantage encore… Alors oui, crois-moi, c’est hors de prix. Et comme il prend au parents d’ici d’aimer leurs rejetons, comme dans tous les ailleurs du monde, on sacrifie. On se sacrifie. On se serre un peu plus la ceinture. Déjà que… J’allais écrire «on se prive». Mais c’est ce qu’ils font à longueur de vie. Bref, on est inventif, et on râpe sur tout. Même qu’on se cherche un troisième boulot, histoire de compléter des journées pas possibles faites de boulots mal payés.

Alors oui, on tremble. Pour être à la hauteur, et rêver qu’on peut apporter un meilleur avenir à ses gosses. Ce serait vrai, s’il y avait dans ce pays des politiciens coupables d’être responsables. On y croit cependant, un peu, beaucoup, presque pas ou plus du tout. Avant de se désillusionner une nouvelle fois, après chaque élection. A nouveau. Encore et toujours! Mais à quoi servirait le rêve, hein, dis-moi, si on ne pouvait le vivre, ce rêve? Une denrée gratuite, encore heureux, vraiment gratuite, contrairement à l’éducation.

On rêve, disais-je, et on se bat en même temps pour ne pas trop pénaliser davantage des gosses qui le sont déjà tellement. Pour être né dans le milieu qui est le leur. Des gosses, excuse, des parents, qui font le choix de l’école publique. Parce qu’ils ne peuvent faire autrement. Ils pourraient, si, ils pourraient faire le choix d’une école privée. Encore faudrait-il pouvoir se la payer. Très cher. Très très cher même, parfois. Hors de prix… Et pas certain que celle-ci offre aux bambins l’assurance d’une meilleure formation scolaire. Pas sûr!

Faut dire que l’école publique a parfois bien mauvaise réputation. Parfois imméritée. Faut dire que les profs y sont payés au lance-pierre. Une honte. Il faut avoir la vocation pour se contenter d’un salaire amputé des deux mois que durent les vacances. Et une retraite de misère. Rien à voir avec les écoles de gringos, où t’as des profs qui viennent de leurs pays d’origine pour y enseigner, en recevant un salaire en sol péruvien et un autre dans la monnaie de leur pays, sur un compte qui grossit chaque mois. Dit en passant, ils sont payés 4, 5 ou 6 fois plus que leurs collègues péruviens, pourtant au bénéfice d’une formation qui ne doit rien à personne.

J’ai ici sous les yeux le rapport du groupe «Education pour le futur», cité par le quotidien «La Republica», sur ce qu’il en coûte d’entrer dans les dix collèges les plus chers de Lima. La palme de l’établissement le plus cher revient à l’école américaine Franklin Delano Roosevelt. Pour l’inscription d’un élève, il t’en coûtera 18000 dollars, soit 6 ans de salaire pour un smicard péruvien. Et je ne te parle pas des pensions mensuelles, qui se montent à 1432 dollars. Tu vois le topo, si t’as des jumeaux ou encore des triplés. Pas sûr que la direction te fasse une faveur, style «deux pour trois »…

Bon d’accord, il y a des collèges moins chers. Comme le Markham College, 17500 dollars à l’inscription, pour une pension mensuelle de 1240 dollars. Quant au « Newton College » il se contente de 15000 et 1068 dollars respectivement. A quelques dollars près ce qu’il en coûte aux parents des élèves du collège «El Peruano Británico».

Et je ne te parle pas des 900 à 600 dollars pour les immatriculations annuelles des enfants, lors des rentrées scolaires. En ces jours donc.

Tu l’as compris, l’apprentissage du savoir est hors de prix pour certain, je veux dire pour la grande, l’immense majorité des familles péruviennes. Un cercle vicieux, qui dure depuis des siècles, et qui n’est pas prêt de changer. Vu que c’est la meilleure façon d’empêcher une mixité, sociale et culturelle, dont le pays aurait pourtant bien besoin, à plus d’un titre, mais dont il ne veut pas. Corollaire, simple à deviner: les gosses reproduisent un schéma, le même que leurs parents reproduisaient, et avant eux d’autres parents. Que ces gosses reproduiront à leur tour. Sauf exception. Elles existent heureusement. J’en connais.

Pourtant, crois-moi, il y a dans ce pays des écoles et des universités publiques, comme la San Marcos, par exemple, qui ne doivent rien à personne. Elles ne sont malheureusement pas suffisamment nombreuses pour répondre aux rêves de la jeunesse de ce pays. Qui se débrouille pour se prendre en main, en cumulant jobs mal payés, études et cours du soir. Dire qu’ils le doivent à leurs mérites plutôt qu’aux gouvernements qui se suivent et se ressemblent relève de l’euphémisme.

Le dernier en date ne fait pas exception. Le président actuel, Pedro Pablo Kuczynsky, était l’autre jour à Washington pour y rencontrer son homologue étasunien, je te donne le nom, au cas où tu n’en aurais pas entendu parler: Donald Trump. Enfin, quelque chose comme ça. Et sais-tu ce que lui a demandé Kuczynsky? Que Trump autorise la vente au Pérou de 178 véhicules blindés de type M1126 Stryker. J’te rassure, de seconde main, mais tout de même pour un montant de 668 millions de dollars. J’me demande bien pourquoi. La guerre? Contre quels voisins? A moins que cela ne serve à armer les gosses, leur donner les armes d’un meilleur demain. En quelque sorte blinder l’Ecole publique.

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