Il n’existe toujours pas de biographie de Léon Nicole et de Georges Oltramare, mais voici que paraît aux Editions Xenia celle d’un homme totalement oublié et qui, pourtant, a été une figure marquante de la « Rome protestante » du siècle passé et l’initiateur de plusieurs mouvements sociaux à Genève et en Suisse romande pendant la guerre froide.
PAR JEAN-PHILIPPE CHENAUX
Tout à la fois pasteur, journaliste et écrivain, Alfred Werner (1914-2005) s’est investi corps et âme dans les mouvements pacifiste, antiatomique, en faveur de l’objection de conscience et anti-apartheid de Suisse romande. Cet engagement « civique » – c’est ainsi qu’il l’appelait – se voulait en parfaite adéquation avec l’enseignement de la Bible, ce que certaines de ses ouailles n’ont pas toujours compris. Son « antipapisme » militant lui a aussi valu des inimitiés, notamment lors de ses combats contre l’abrogation de l’article constitutionnel sur les jésuites et l’installation d’un évêque catholique dans la Cité de Calvin.
Alfred Werner est le fils de Charles Werner, professeur de philosophie à l’Université de cette ville, en charge de la chronique philosophique du « Journal de Genève » pendant plus d’un demi-siècle (un record absolu !), et d’Edith, née Gourd, fille du philosophe Jean-Jacques Gourd et sœur de la militante féministe Emilie Gourd. Par son épouse Elisabeth, la fille du conseiller d’Etat Paul Lachenal, il est le beau-frère de l’éditeur François Lachenal. Alfred et Elisabeth auront cinq enfants, dont Eric Werner, qui a lui aussi enseigné la philosophie à l’Université de Genève et qui vient de brosser cet édifiant «Portrait du père».
Après des études à l’Ecole Brechbühl et au Collège de Genève couronnées par une maturité, Alfred Werner décroche une licence ès lettres classiques à l’Université de Genève, avec un mémoire consacré à « Descartes moraliste », puis entreprend des études de théologie à Genève et à Paris, couronnées par une licence en théologie systématique.
En sa qualité de président central de Zofingue (1936-1937), il s’occupe de la Feuille centrale de cette société d’étudiants. On y trouve notamment le texte d’un exposé très remarqué sur le thème « Libéralisme et vérité » présenté en juin 1937, lors du dies academicus, dans lequel Alfred Werner condamne la «phraséologie libérale», inapte à combattre les idéologies totalitaires, et appelle à une « refonte du libéralisme », à l’écart de toute idéologie.
Ephémère secrétaire de rédaction à la « Vie protestante » (1940-1941), il occupe ensuite une charge de suffragant à Saint-Jean, où il est consacré pasteur en novembre 1942. Il exercera son ministère au Petit-Saconnex (1944-1951), à la paroisse de la Cathédrale (1952-1962) – qu’il quitte volontairement à la suite d’un conflit avec le pasteur Babel – et à celle de Saint-Gervais (1964-1979).
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il participe au lancement de « Pages suisses », cahiers thématiques édités à Genève par Albert Kundig et voués officiellement à une meilleure connaissance du « patrimoine helvétique », mais dont le premier des dix-neuf numéros contient, sous le titre « Tenir », un manifeste en faveur d’une défense militaire et spirituelle du pays sans faille. L’énigmatique François Lachenal, dont on attend aussi la biographie avec impatience, côtoie son beau-frère pasteur au sein du comité de direction des cahiers.
Membre du Comité général des « Cahiers protestants » dès 1946, associé à la rédaction de cette revue trois ans plus tard, Alfred Werner en est le rédacteur en chef de 1953 à 1958. Il est aussi l’éphémère corédacteur (avec Emile Marion) d’ « Informations sur le catholicisme », qui deviendra « Vigilance » ; ce brûlot s’en prend pêle-mêle à Mgr Charrière, à Paul Claudel, au président de la Confédération – le catholique tessinois Enrico Celio –, à l’ATS, accusée d’«escamoter les faits» ; il met en garde contre le « camouflage des collectes catholiques », critique le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie et invite ses lecteurs à lui « communiquer tous faits méritant d’être connus » (ceux que l’ATS occulte !?) René Leyvraz, dans « Le Courrier » de Genève, lui reproche de troubler la paix confessionnelle et d’enflammer les passions. Les pasteurs Werner et Marion rétorquent qu’ils combattent « l’exclusivisme orgueilleux et sectaire » de Rome et la « mariolâtrie ». En 1947, le quotidien catholique genevois consacre à « Vigilance » pas moins de six articles allant, selon les deux pasteurs, « de l’intimidation brutale au pathétique le mieux senti ». Doux Jésus !
En sa qualité de Modérateur de la Compagnie des pasteurs de Genève (1959-1962), Alfred Werner participe aux manifestations commémoratives du 400e anniversaire de l’Académie, fondée par Calvin, et notamment, fin mai 1959, à la cérémonie au Mur des Réformateurs. Son message, diffusé en Eurovision, sera repris dans « Entre l’impatience et l’espoir » (Slatkine, 1998) sous le titre «Le rempart et l’ouverture».
Homme de conviction, soucieux que le message chrétien s’incarne dans des choix clairs au plan temporel, il milite activement au sein de plusieurs mouvements sociaux, ce qui lui vaut bien vite la réputation d’être un esprit subversif, voire un compagnon de route de Moscou. Certaines de ses prises de position, au plus chaud de la guerre froide, choquent une partie de l’opinion genevoise. En 1949, il exprime son malaise devant ce qu’il appelle «l’exploitation éhontée du procès Mindszenty par la plupart des journaux conservateurs» ; ce procès, estime-t-il, « a fourni un beau thème d’indignation à des gens qui, peut-être [sic], apprendraient sans un trop vif déplaisir la chute d’une bombe atomique sur Leningrad ou sur Moscou ». Ce qu’il appelle «l’exploitation catholique» des événements de Budapest lui paraît plus grave encore ; il pointe « le manque absolu d’autocritique » et « l’effarante “propre justice” dont témoignent les protestations de l’Eglise romaine ».
Dans « L’Eglise et la bombe atomique » (Labor et Fides, 1947), il se prononce déjà fermement contre l’armement nucléaire, dénonçant du même coup « le péché social de l’impérialisme, du nationalisme et de l’absolutisme totalitaire », et appelant de ses vœux la formation d’un Etat fédératif mondial. En 1950, «après mûre réflexion», il déclare ne pas pouvoir s’associer pleinement à l’Appel de Stockholm, manifeste qui « vise à l’affaiblissement d’un camp au profit de la stratégie adverse » et qui « s’acharne à prêcher la paix dans un esprit de guerre ». Il y voit notamment le risque d’aggraver la tension internationale. Si, en tant que chrétien, il dénonce « l’erreur fondamentale du communisme », il exhorte toutefois à ne pas « méconnaître la justesse de son réquisitoire concernant soit la dictature du grand capital privé, soit l’odieuse hypocrisie des régimes coloniaux ». Qu’attendent donc les journaux bourgeois pour « renseigner leurs lecteurs sur le colossal effort de reconstruction qui s’accomplit en Russie » ? L’utopiste croit en « l’efficacité d’une seule rencontre entre des adversaires qui, chacun, reconnaîtraient leurs torts et s’accorderaient pour substituer le dialogue à la propagande »; et l’internationaliste garde toute sa confiance « en la possibilité d’une vraie fédération internationale ».
Alfred Werner est en 1954 l’un des promoteurs de l’« initiative Chevallier », dite aussi de « l’Œuf de Colombe », qui propose de réduire de 50% les dépenses d’armements pendant une année. En 1955, peu avant que les Chambres fédérales la déclarent « nulle, car irréalisable », son ami Jean-Jacques Chouet lui reproche d’induire le lecteur en erreur lorsque, dans les « Cahiers protestants », le pasteur observe « une indéniable parenté d’idées » entre cette initiative et un plan français adressé aux grandes puissances qui prévoit un abaissement initial de 5% – seulement – des crédits militaires.
Dans le débat des années 50 sur l’éventuelle acquisition par la Suisse d’armes nucléaires, le pasteur Werner prend fermement position contre une telle éventualité. Le 1er novembre 1958, il présente devant le Consistoire de l’Eglise protestante de Genève un rapport résolument hostile à la décision de principe prise le 11 juillet de la même année par le Conseil fédéral en faveur de l’introduction d’armes nucléaires dans la défense de la Suisse. C’est lui qui a rédigé le « Manifeste des cinquante-trois » publié en fin d’année dans les « Cahiers protestants ».
Dans les années 60, Alfred Werner collabore à la revue « Contacts » et milite au sein du Conseil suisse des associations pour la paix. En avril 1966, il participe à la Marche de Pâques organisée par le Mouvement suisse contre l’armement atomique, creuset de la nouvelle gauche comme le relèvera Olivier Pavillon. A l’issue de cette manifestation, dans une allocution au Münsterhof de Zurich, il réclame « une neutralité plus audacieusement orientée vers le service de la paix ». Combat gagné, puisque la Suisse renonce à se doter de l’arme atomique et signe en 1969 le traité de non-prolifération nucléaire.
Alfred Werner milite aussi en faveur de l’institution d’un service civil pour les objecteurs de conscience, que réclament la Fédération des Eglises protestantes depuis 1947 et le Consistoire de l’Eglise nationale protestante de Genève depuis 1957. Lorsque Gérald Jousson, objecteur de conscience athée, est condamné à six mois d’emprisonnement pour refus de servir, le Modérateur de la Compagnie des pasteurs participe à l’organisation d’une manifestation de protestation qui se tient en décembre 1960 à la Maison de la Jeunesse, après avoir été interdite sur la voie publique par le Conseil d’Etat genevois ; il met alors en garde contre un glissement de la Suisse « sur la pente du fascisme ».
Dans un article de « Contacts », il dénonce « le scandale que constitue l’acharnement du Conseil fédéral à refuser aux objecteurs de conscience le statut légal que tant de voix réclament pour eux depuis des dizaines d’années ». En décembre 1967, à Morges, il aura lui-même l’occasion de défendre un objecteur de conscience, René Bugnot, devant une cour militaire ; cet étudiant en théologie se convertira par la suite au catholicisme et deviendra prêtre en France ; son décès coïncidera avec celui de Jean-Paul II et les deux avis mortuaires paraîtront côte à côte. Beaucoup plus tard, en 1989, lors d’un débat organisé par Zofingue sur l’initiative « Pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix », le pasteur Werner déclare rejeter ladite initiative qui lui paraît « totalement prématurée dans un contexte international instable et imprévisible ». Il se demande cependant si l’écho dont elle bénéficie ne s’explique pas par « l’obstruction que les militaires ont opposé à toutes les tentatives en faveur d’un service civil, en dénigrant les motivations de leurs auteurs ». Là encore, combat gagné, puisqu’en 1992 un arrêté fédéral sur l’introduction d’un service civil pour les objecteurs de conscience est adopté en votation populaire.
Alfred Werner participe activement aux campagnes contre l’apartheid en Afrique du Sud. Sa lettre ouverte du 19 juin 1964 au président sud-africain à l’occasion du procès Mandela, texte contresigné par les autorités religieuses de Genève, donne le coup d’envoi au « Mouvement anti-apartheid de Genève », créé en février 1965 au CERN. Quatre ans plus tard, avec Jean Ziegler et une quarantaine d’autres personnalités, il protestera contre l’emprunt sud-africain en Suisse.
Du 31 mars au 5 avril 1968, à Prague, Alfred Werner représente la Compagnie des pasteurs genevois − en qualité d’observateur − à la IIIe Assemblée générale chrétienne pour la paix organisée par la Conférence chrétienne pour la paix, courroie de transmission du pouvoir soviétique qui constitue aux yeux du pasteur français Georges Casalis une « avant-garde du christianisme », mais pour les milieux occidentaux antimarxistes l’« arrière-garde du communisme ». Le Groupe de travail suisse de ladite Conférence, présidé par le pasteur Martin Schwarz, a organisé en février 1968, à Berne, trois mois avant les événements de mai à Paris, une conférence ayant pour thème « Les mouvements de protestation des jeunes et le problème de la révolution » ; l’Allemand Rudi Dutschke et sa femme animent le groupe des jeunes lors de la IIIe assemblée réunie à Prague ; le Groupe de travail suisse s’auto-dissoudra en décembre 1970, après l’épuration par Moscou des organes dirigeants de la Conférence chrétienne pour la paix.
L’infatigable Alfred Werner milite encore en faveur du droit à l’existence de l’Etat d’Israël. Longtemps membre de l’Association Suisse-Israël, animateur d’une Action chrétienne pour Israël dès les années 70, il multiplie les prises de parole publiques, signe en mai 1979 avec les professeurs Jeanne Hersch et Alfred Dufour, accompagnés d’une dizaine d’autres intellectuels, une « Lettre ouverte pour l’universalité de l’Unesco », en réaction à une résolution de l’ONU sur Jérusalem. Il se rend à Jérusalem en 1985, à l’occasion de l’inauguration d’un plan-relief représentant la Ville sainte en 1873, maquette acquise naguère à Genève et rapportée en Israël avec l’accord des autorités genevoises. Il y représente l’Eglise nationale protestante de Genève. Mais en avril 2002, il écrit dans « Le Courrier » que « l’humanisme biblique incarné par l’Etat d’Israël n’est plus », car « à l’horreur indicible de la Shoah correspond hélas l’acharnement criminel d’un Ariel Sharon cautionné par ceux qui soutiennent aveuglément sa stratégie ». Cet article marque une rupture avec Suisse-Israël.
Membre de l’Action protestante pour le maintien de la paix confessionnelle, il prend position en 1973, avec le pasteur Genton, contre l’abrogation des articles d’exception relatifs aux jésuites et aux couvents qui restreignent unilatéralement la liberté de conscience et de croyance. Hostile à la présence d’un évêque catholique à Genève, il participe, fin janvier 1983, à une « Table ouverte » de la Télévision romande sur cette question, avec pour contradicteur Mgr Mamie. L’évêque est pour lui un représentant du pape ; or, ce dernier n’est pas seulement un « chef spirituel », mais aussi un leader politique. Il serait intolérable qu’un représentant de cette politique vienne s’installer à Genève, la « Rome protestante » ; ceci d’autant plus que l’Eglise catholique ne reconnaît pas complètement son homologue réformée. Deux ans plus tard, Alfred Werner persiste et signe : le voilà vice-président d’un groupe intitulé « Action protestante pour le maintien de la paix confessionnelle », que préside le Dr Horace Barbey, et qui a pour but de « défendre l’héritage spirituel de la Réforme à Genève ».
Alfred Werner est aussi l’auteur de « Pie XII et la Vérité chrétienne − Réflexions sur trois encycliques » (Labor et Fides, 1944), « Le Fleuve et la Cité » (Labor et Fides, 1971), « Au cœur du mystère chrétien » (Delachaux & Niestlé, 1976), « Ecouter Beethoven – Essai d’approche spirituelle » (L’Aire, 1989), et « Vers une cité mondiale – Ethique et prophétie » (L’Aire, 1993).
Au final, Eric Werner décrit son père comme un homme subordonnant constamment le temporel au spirituel, avec une approche de la politique qualifiée de « biblique théologique » et une ligne résolument « humanitaire-cosmopolitique », celle-là même adoptée par la Croix-Rouge.
Ce « Portrait du père » brossé par son fils – un portrait davantage moral que psychologique – nous restitue une facette de la vie du pasteur genevois : sa vie publique. Ce travail de restitution permet, conformément au vœu émis par l’historien Lucien Febvre, de le rendre intelligible non par rapport à nous, mais par rapport à ses contemporains. Eric Werner a fait en cela un remarquable travail d’historien. Il a pleinement atteint l’objectif qu’il s’était fixé : maintenir une certaine trace, empêcher qu’elle ne s’efface trop vite.
« Portrait du père » par Eric Werner, Xenia, 2017.
C’est une vie admirable (hormis l’appel à la formation d’un Etat fédératif mondial et certains rapprochements avec l’Etat soviétique), mais je n’en préfère pas moins l’itinéraire politique plus précautionneux du fils, qui, à mon sens, est un tout grand penseur suisse.
Chers lecteurs de La Méduse, Il faut lire et méditer les textes d’Eric Werner. Son oeuvre est un avertissement.