Le silence sur la peur et la paranoïa collective


Au début du XXe siècle s’est élaboré un tournant dans la recherche et la science historique, menée par les travaux de Fernand Braudel, représentant de l’Ecole des Annales en France.

PAR SIMA DAKKUS RASSOUL

« Dans l’Europe du début des Temps Modernes, la peur, camouflée ou manifeste, est présente partout. Il en est ainsi de toute civilisation mal armée techniquement, pour riposter aux multiples agressions d’un environnement menaçant.[1] »

Il s’est agi d’une transformation significative de recherche et d’écriture de l’histoire. L’Histoire événementielle, centrée sur les grands personnages, s’orientait sur la longue durée et sur l’observation de l’histoire des groupes sociaux et des mouvements, les paysans, les femmes, les artisans, les rituels et usages mortuaires, entre autres. Braudel lançait en même temps les bases d’une unité des sciences humaines dont la géographie, l’économie, l’ethnologie, la sociologie, ou encore l’archéologie.

C’est ainsi que de grands chercheurs ont mis en lumière tous ceux qui n’avaient pas laissé de traces ou dont les traces n’avaient pas été jugées dignes de la mémoire historique, écrites ou conservées. De ce changement de perspective est né “La Peur en Occident”, un livre majeur de Jean Delumeau appartenant au Collège de France, dont les recherches sur la peur en éclairent une page individuelle et collective dans l’histoire, d’autant plus décisive que la peur paraît insaisissable.

Avoir peur est naturel, mais l’avouer ouvertement demeure un tabou social. La peur fait partie de l’humanité, sentiment humain universel et instinct profond de l’animal humain. Elle permet aux pouvoirs de s’en servir pour manipuler les opinions publiques. Plus grave, elle conduit à un état d’esprit qui nuit au libre arbitre susceptible de trouver des solutions paisibles plutôt que des affrontements ayant la force pour unique arme.

Jean Delumeau dans son ouvrage sur ce thème traite du Moyen Age et fait une distinction qui ne perd aucunement de sa pertinence à l’heure actuelle. Il distingue les peurs portant sur les objets réels et les peurs qui donnent forme à des angoisses venues de l’imaginaire avec leur lot d’inconscient. Dans le premier groupe, il se trouve la peur de la famine, de la guerre, des épidémies, des catastrophes naturelles. Dans le second groupe s’avère la peur de l’autre, par exemple, qui consiste à le projeter en ennemis. Ce fut le cas de la peur de la femme à laquelle on a attribué un rôle diabolique.

Quant à notre époque, il saute facilement aux yeux que la peur de ce qui est différent mène au préjugé, d’autant plus aisément que cette peur reste déguisée et ne se nomme pas. La peur de l’insécurité en est un autre exemple typique qui peine à faire disparaître le sentiment de peur malgré des données chiffrées.

Par une observation plus fine, on perçoit l’usage qui est fait de la crainte pour manipuler des mouvements de rejet et de haine. Certains mouvements politiques ne s’en privent pas. Sans oublier, à titre individuel et collectif, la projection de sa propre peur sur des groupes sociaux ou des phénomènes dont la crainte elle-même est cause et responsable.

La prise de conscience de ce sentiment de peur diffus et pourtant omniprésente aide à se faire une idée de son environnement dans sa réalité. Sur un second plan, la part d’inconscient collectif rend délicat ce travail de clarification.

Dans l’expression « avoir peur de son ombre », on peut détecter que la peur crée de la défiance y compris à l’égard de soi-même. Ce sentiment intrusif est non seulement un ennemi intérieur redoutable et dangereux, mais l’ignorer en fait une fabrique d’ennemis imaginaires à affronter. Et nous voici schématiquement face à l’instrument qui pousse un grand nombre d’entre nous à accepter implicitement le principe de l’affrontement et de la guerre comme moyen de dialoguer.

[1] La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Jean Delumeau, Fayard, 1978

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4 commmentaires à “Le silence sur la peur et la paranoïa collective”

  1. Christian Campiche 9 septembre 2017 at 12:21 #

    Le dicton le dit bien: la peur est mauvaise conseillère… Lire aussi les ouvrages sur la désinformation et la manipulation, notamment Vladimir Volkoff: http://www.lameduse.ch/2017/02/25/les-relectures-de-la-meduse-petite-histoire-de-la-desinformation/

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    Sima Dakkus 9 septembre 2017 at 12:54 #

    Merci. C’est un puissant frein individuel et social. Son utilisation dans la gouvernance et l’information-désinformation est manifeste.

  3. brigitte 10 septembre 2017 at 05:31 #

    Très bon article dénonçant ce qui a toujours existé. Souvent moteur utilisé pour mieux manipuler l’autre alors que les plus courageux ont préféré contrer les interdits qui trop souvent utilisés incitaient plutôt, comme la peur de l’enfer, à tout faire pour voir jusqu’où ils pouvaient aller sans être vraiment punis.
    Ils ont très vite compris, pour autant que d’autres ne soient pas mis en danger, qu’on était venu sur terre pour expérimenter et non se laisser mener comme des moutons.
    Il aura fallu un sacré courage aux enfants éduqués bigots pour dépasser toutes ces peurs inventées dans le seul but de récolter des impôts sectaires.

  4. Sima Dakkus Rassoul 1 décembre 2017 at 11:37 #

    Merci beaucoup!

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