Dans son 125e numéro, la «Revue historique vaudoise» se consacre aux migrations


Depuis quelques années, la Revue historique vaudoise, éditée par Antipodes, a renouvelé son look, pour le plus grand bonheur de ses lectrices et lecteurs. Celui-ci est devenu moins austère et plus moderne. En outre, la revue accorde désormais une place relativement importante à l’image.

Hormis ses rubriques traditionnelles, ce numéro est essentiellement consacré à un problème d’une singulière actualité, celui de l’immigration, perçue dans sa dimension historique.

Laurence Marti se penche sur le cas d’Aubonne au 19e siècle, et cela à travers un exemple emblématique, celui de la famille piémontaise Locca. Comme nombre de ses compatriotes qui ont effectué à pied, par le Grand-Saint-Bernard, 250 kilomètres de route, Pietro Locca va travailler dans la bourgade vaudoise comme gypsier. Son patron Giacomo Zanetti, Piémontais lui aussi, engage comme ouvriers ses compatriotes. Par un mariage avec une Vaudoise et la fondation d’une petite entreprise, les Locca s’intègrent dans la vie locale.

La première vague d’immigrés à Aubonne – suisses ou étrangers (avant la révision de la Constitution fédérale de 1874, le droit absolu d’établissement intercantonal n’existait pas) – est composée d’artisans. C’est une population essentiellement masculine. Les femmes, peu nombreuses, servent surtout comme domestiques. Puis cette immigration se diversifie. A la marge, l’auteure signale le cas de quelques privilégiés, un comte hongrois ou une comtesse russe qui s’installent dans la localité.

Georges Andrey s’intéresse, lui, à l’implantation fribourgeoise en terre vaudoise, à travers le cas des verriers de Semsales transférés à la verrerie de Saint-Prex (1914-1948). Cela depuis le rachat de l’entreprise fribourgeoise périclitante par un patron vaudois dynamique, Henri Cornaz, et le transfert de la production sur les bords du Léman. «Bon patron», certes paternaliste, radical «progressiste» ou potentat local asservissant son personnel, les avis divergent sur le personnage… Toujours est-il que cette arrivée massive de travailleurs fribourgeois accroît de manière significative l’effectif de la population et change grandement la composition démographique du village. En fait, on assiste à la juxtaposition de deux villages: l’ancien bourg d’une part, «Cornazville» et sa verrerie d’autre part. En revanche, la coexistence confessionnelle entre les anciens habitants protestants du village et la nouvelle population catholique se passe sans conflits majeurs.

Irina Ivanova nous parle d’une de ces «inconnues de l’histoire» trop longtemps restées dans l’ombre. Alexandra Tegleva (1883-1955), issue d’une famille noble d’origine tatare, fut gouvernante des enfants du tsar Nicolas II et donc très proche de la famille impériale, dont elle partagea les tribulations après 1917 et faillit subir le sort tragique. Pourtant son nom n’a pas laissé de trace dans les archives, jusqu’à une époque récente. Elle fut emmenée en Suisse et sauvée par un personnage bien connu, lui, Pierre Gilliard, précepteur des enfants du tsar, qui l’épousa en 1922. Elle vécut alors, jusqu’à sa mort, dans l’ombre de son mari. Son histoire méconnue est donc aussi l’histoire individuelle d’un exil, douloureusement vécu, qui s’inscrit dans celle, très vaste, des Russes ayant fui le régime bolchevique.

Trois chercheuses ont consacré une étude à l’immigration italienne dans le canton de Vaud.

Marina Marengo a fondé la sienne sur de nombreux témoignages. A côté des motivations économiques des migrants, on remarquera le cas de travailleurs engagés à gauche (dans le parti communiste) et donc ostracisés dans leur pays. On notera aussi que leur discours pratique souvent une autocensure, masquant ainsi les humiliations ressenties par ces «Ritals» perçus comme «sales», victimes d’une xénophobie à connotation raciste. Une partie intéressante de l’article concerne le «mythe du retour», qui n’intéresse plus les immigrés de la seconde génération et qui, même chez les «anciens» provoque un déchirement: faut-il privilégier le retour à la terre natale ou l’intégration dans un pays où l’on a fait sa vie et élevé ses enfants?

Angela Alaimo s’est penchée sur les associations italiennes à Lausanne et leur évolution. Rappelons que la Casa d’Italia (à laquelle Claude Cantini avait déjà consacré un article en 1999) fut créée en 1933 sous l’égide du régime fasciste et financée par lui. Elle devint en 1943, à sa chute, la Colonia italiana libera. Si cette organisation joua un rôle important dans l’accueil et l’intégration des travailleurs italiens lors de la grande vague migratoire des Trente Glorieuses, elle s’est vue supplantée, dès les années 1970, par l’essor des associations à vocation régionale. Surtout, elle a connu et connaît encore une véritable crise associative, les jeunes de deuxième et de troisième génération n’y trouvant plus leur espace d’expression. Mentionnons en passant que l’assemblée générale annuelle de la Société vaudoise d’histoire et d’archéologie s’est tenue le 25 novembre 2017 dans les locaux «historiques» de l’association, voués à leur remplacement par un immeuble moderne plus grand, ce qui est malgré tout un signe de vitalité renouvelée.

Enfin Diolinda Hajda a consacré son mémoire de licence aux «Paroles de travailleurs étrangers à la Télévision suisse romande (1960-1986)». Il s’agit donc encore ici, mais plus uniquement, de la migration italienne. La chercheuse s’est basée sur un corpus de 39 émissions pour dégager l’évolution du discours des – et sur les – travailleurs étrangers. Au fur et à mesure que les années passent, on constate une attention croissante aux aspects humains de l’immigration, liés notamment au statut – inhumain lui – des saisonniers, en particulier à l’absence du droit de faire venir leurs enfants.

Au milieu de la revue, un cahier de photographies montre le travail d’Hélène Tobler dans l’ex-Yougoslavie ravagée par la guerre civile et auprès de familles réfugiées en Suisse. Visages graves, inquiets, certes en partie soulagés après leur accueil dans notre pays, mais gardant au fond des yeux l’amertume de l’exil forcé et le souvenir des horreurs du conflit: voilà un reportage contenant une belle charge d’humanité.

Puis Jean-Pierre Bastian consacre un texte très érudit à l’identité huguenote, souvent mythique, de familles vaudoises. Il est évidemment plus valorisant de se dire descendant des exilés de 1685, après la Révocation de l’Edit de Nantes, qu’issu d’un village des Alpes savoyardes… Cette ascendance huguenote est cependant bien réelle dans un certain nombre de «bonnes familles» libérales, ayant adhéré en 1845 à l’Eglise libre, suite à la révolution radicale et à la mainmise du nouveau régime sur l’Eglise vaudoise officielle. C’était, d’une certaine manière, perpétuer l’esprit de résistance à l’Etat. Cette filiation avec l’exil du 17e siècle a longtemps constitué une référence, qui la distingue du vulgum pecus, pour une élite sociale, financière et intellectuelle.

Ernesto Ricou présente le trop peu connu Musée de l’immigration, ouvert à Lausanne en 2014. Celui-ci, fort modeste encore, devient progressivement un lieu de mémoire. Il a aussi une vocation pédagogique, cherchant à améliorer le dialogue intercommunautaire.

Madeleine Knecht-Zimmermann est l’auteure d’une oeuvre littéraire mémorielle, tout entière consacrée à l’histoire de sa famille, dans ses diverses ramifications. Sa plume alerte lui a valu un succès légitime auprès du public. Elle démonte ici quelques mythes familiaux. On ne s’étonnera pas d’apprendre que la «légende familiale» est toujours valorisante: ainsi l’exemple de cette parente dont on a dit longtemps qu’elle était morte en 1942 sous les bombardements allemands de Londres, alors qu’elle avait succombé à un cancer dans la campagne anglaise, un décès évidemment moins «héroïque»

Enfin, dans sa partie traditionnellement dévolue à l’archéologie, la Revue historique vaudoise, sous la plume de Michel Aberson, Anne Geiser et Thierry Luginbühl, confronte les sources à propos de migrations, elles, beaucoup plus anciennes: celles des Helvètes avant et après la guerre des Gaules.

Pierre Jeanneret

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