Dis-moi, mais alors franchement, est-ce que cela se voit au premier regard que j’ai un certain âge?
Je pose la question, car lorsque je monte dans les bus, les transports urbains, ici à Lima, remplis comme des oeufs le plus souvent, on me cède volontiers une place assise.
Tiens, ce matin encore, le « cobrador », l’homme chargé d’encaisser la course, appelait les autres usagers à me faire place. Bon, perso, je veux bien. Mais c’est presque vexant. Reste que s’ils savaient, ces « sacrifiés » du siège, que je joue encore et toujours du foot – enfin, lorsque je dis je joue, t’as aussitôt remis « le joueur » que je suis au bout de sa course, de son souffle, de sa prétention.
Ce matin donc, j’ai presque eu honte. Et puis l’opportunisme aidant, je me suis assis. Et me suis surpris à sourire en y pensant, à mes « courses effrénées sur un terrain de foot ». Vraiment. Au point que ma voisine m’a regardé pour tout de bon. Visiblement compatissante avec «el viejo». Moi, tu l’as compris. Tiens, ma voisine… en plus, elle était très jolie.
Ça, je l’ai remarqué lorsque ces grands yeux se sont portés sur moi pour au moins s’assurer que je ne déraillais pas. Mais avec les temps qui courent, les esthètes qui ne se cachaient pas pour admirer la beauté des regards, se font discrets aujourd’hui. Avec leurs yeux. Aussi ai-je pudiquement porté mon regard sur les rues qui défilaient.
A un arrêt du bus, et là, pas de quoi parler harcèlement avec les yeux, sinon de facultés d’observations, il y avait un bonhomme, dehors, au bord du trottoir, ou de la route si tu préfères. Il portait bien ses haillons, le gus. Avec des pieds aussi noirs que la colère de Rajoy, quand ce dernier a appris les résultats du référendum du 21 décembre.
Il cherchait des mégots, pour les mettre bout à bout et peut-être, avec un peu de chance, en faire un brin de fumée. Je l’ai regardé, lui qui était invisible pour les autres, dans ce bus et dans la rue.
Là, maintenant, je vais quand même te parler d’actualité. Elle concerne en premier le Pérou. Tu l’as sans doute appris, lu,… le Pérou a évité un coup d’Etat, jeudi, fomenté par l’opposition – le parti fujimoriste, majoritaire, appuyé notamment par l’Apra emmenée par l’ex-président Alan Garcia et le sénateur Mauricio Mulder, qui n’a sans doute pas appris les bases de la démocratie dans son canton d’origine, Neuchâtel. Coup d’Etat contre le président actuel, l’ancien banquier de Wall Street, Pedro Pablo Kuczynski.
Tu vas dire que je mégote… Reste que l’on pourrait penser que le cousin du réalisateur Jean-Luc Godard, avec ses 79 ans déjà, est atteint de pertes de mémoire. Ce qui expliquerait le fait qu’il ait nié, il y a quelques semaines, tout lien avec Odebrecht. Avant d’être démenti par l’entreprise elle-même. Odebrecht, cette fameuse pieuvre, entreprise brésilienne, cette fabrique à corruption qui fait trembler les pouvoirs en Amérique latine. Et pas que.
Bref, il a menti, le président, en affirmant n’avoir jamais rien reçu. Tu me diras, avec raison, que cela ne fait toujours qu’un menteur de plus dans le paysage politique péruvien – et sud-américain, notamment, en matière de corruption, de pots de vin, de prébendes…
Mis devant l’évidence, il a bien dû finir par reconnaître une réalité différente. Puisque quatre millions d’euros ont été payés à deux compagnies de conseil qui lui sont liées, dont 650’000 à sa société Westfield Capital. A l’époque, alors qu’il n’était « que » ministre, entre 2004 et 2007.
Des peanuts, en comparaison avec ce que d’autres ont touché. Dont plusieurs ex-présidents du Pérou, Humala et son épouse, dans une moindre mesure, qui purgent une peine de prison préventive, Toledo, actuellement réfugié aux Etats-Unis et dont l’extradition est pour l’heure vainement demandée. Pour une vingtaine de millions, dit-on, en ce qui le concerne.
Le problème est que ceux qui voulaient la destitution de Kuczynksi et qui ont échoué, mais de peu, appartiennent au parti fujimoriste, du nom du dictateur emprisonné pour corruption, justement et notamment. « Force Populaire », emmené par la fille de Fujimori, Keiko, majoritaire au Parlement. Problème, disais-je, le siège de Force Populaire a été récemment perquisitionné par le parquet péruvien qui soupçonne Odebrecht d’avoir financé la récente campagne de Keiko Fujimori, adversaire «malheureuse» de Kuczynski lors de la dernière présidentielle.
Aux côtés de Force Populaire, figure l’Apra, dont la figure de proue, Alan Garcia, deux fois président, passe pour avoir touché de millionnaires pot-de vin. Il avait du reste pris la fuite à l’issue de son premier mandat, pour les raisons que tu devines. Faut croire que pour l’heure, il est plus malin que les autres…
Marrant, comme des forces politiques, comme celles du parti fujimoriste ou de l’Apra, notamment, entendent laver plus blanc que blanc, alors qu’ils lavent plus noir que noir depuis des années en matière de corruption. Et là, je reste non seulement prudent. Mais encore particulièrement poli.
Comme je te l’ai dit, l’opposition a échoué. De peu, en raison du revirement, dirais-je de quelques sénateurs fujimoristes, dont le frère de Keiko, Kenji. Ceci expliquant cela? Le président Kuczynski a en effet octroyé dimanche sa grâce présidentielle à l’ex-dictateur. Pour raison humanitaire, assure-t-on. Il avait été condamné le 7 avril 2009 à 25 ans de prison par le tribunal de Lima, pour violation des droits de l’homme pendant sa présidence. Et à d’autres années de prison pour des méfaits comme celui de «crime contre l’humanité».
Reste que personne n’est dupe ici sur les raisons qui ont poussé à ce cadeau de Noël. Dès l’annonce de cette grâce présidentielle, des manifestants sont descendus dans la rue. Le président Kuczynski et son ministre de la justice sont accusés d’avoir une fois encore menti. Les premiers remous n’ont pas tardé, avec la démission de Roger Rodriguez Santander de son poste de Directeur général des droits de l’homme attaché au ministère de la justice.
Pierre Rottet