Big brother


Certains jours, je me demande si la paranoïa n’est pas une sorte de maladie virale, contagieuse. Le monde tourne à l’envers, il me semble, j’en suis même certaine depuis que j’ai été convoquée, par lettre recommandée, à l’Ambassade des Etats-Unis à Genève. Je suis accusée d’espionnage par la CIA qui filtre mon courrier électronique et mes conversations téléphoniques. Selon eux, je suis dangereuse pour leur pays. Ce qu’ils désirent savoir, c’est comment j’ai fait pour décrypter leur code secret. J’ai l’impression de vivre un cauchemar invraisemblable, d’être devenue malgré moi la star d’un mauvais film policier à la sauce américaine. Je sens que je vais finir par devenir folle! J’ai beau crier mon innocence, leur expliquer que tout est le fruit du hasard, ils ne veulent rien entendre, ils parlent de procès du siècle, ils veulent connaître mes complices, j’ai beau leur dire que mon seul compagnon c’est l’homme qui partage ma vie, ils ne me croient pas. Ils veulent tout savoir sur les combattants maliens, iraniens, turcs et afghans. Ils exigent les noms des chefs rebelles algériens, égyptiens, tunisiens, syriens avec qui, selon leurs sources émanant de la NSA et de la CIA, je serais en relation ininterrompue. Ils disent qu’ils ont des preuves, des vidéos et des photos sur lesquelles on me voit en leur compagnie. J’ai vu ces clichés, je ne me reconnais pas! Ce n’est pas du tout moi. Je ne ressemble pas, ni de près, ni de loin, à cette femme voilée.

-Dans l’un de vos courriels, vous avez utilisé le mot «cacatoès», c’était le 2 mai 2013, le message a été envoyé à vingt-trois heures, très précisément. Pouvez-vous nous révéler leurs plans?

-Comment voulez-vous que je sache où ces oiseaux ont l’intention de migrer!

-Vous savez très bien que lorsque l’on parle de «cacatoès», en fait il s’agit des salafistes. Qui vous a mis au parfum?

-Je ne comprends rien! Vous faites une grave erreur, je n’ai rien à voir avec les services secrets des Etats-Unis.

-Alors, comment expliquez-vous que le mot «caléidoscope» apparaisse dans la réponse de votre interlocuteur, qui n’a pas encore été identifié, d’ailleurs…

-Je ne me souviens plus du contenu de mes courriels. J’en écris tous les jours, j’ai beaucoup d’amis qui habitent un peu partout dans le monde. Il n’est tout de même pas interdit de s’écrire!

-Le problème, chère Madame, c’est que dans notre jargon, le mot «caléidoscope» est utilisé pour annoncer qu’une vidéo est envoyée à la chaîne «Al Jazeera». Et dans ce même courriel, vous proclamiez «aimer l’été». Ce qui nous laisse sous-entendre qu’il y aura des explosions en chaîne. Ce que nous voulons savoir est simple: où, quand, comment et par qui?

-J’ai soif, je suis fatiguée et j’ai faim!

-Pourtant, le 25 mai 2013, nous avons intercepté un nouveau courriel et dans celui-ci, vous parlez de «redingote».

-Ah bon? J’ai écrit ce mot, moi?

-Et lorsque l’on utilise ce nom de veste, cela veut dire, dans notre langage codé, qu’il s’agit des Frères musulmans…

-Mais, dites-moi que je rêve, c’est du délire tout ça! Vous pouvez interpréter ce que vous voulez, j’y comprends rien!

-Je vais vous rafraîchir la mémoire. Le 31 mai 2013, vous avez utilisé deux fois le mot «castagnettes». Ce qui veut dire, si nous traduisons: attentats ciblés…

-Mais vous êtes complètement parano!

-Des vies humaines sont en jeu, nous ne plaisantons jamais avec la sécurité.

-Je ne comprends rien! Existe-t-il une liste de mots interdits et d’autres, libres d’être utilisés par tout un chacun?

-Vous vous défendez bien! Alors, pour qui travaillez-vous? La France ou bien la Russie? A moins que ce soit la Chine?

-Si seulement je pouvais savoir à qui je ressemble! Je ne suis pas une espionne!

-Alors, pourquoi avoir utilisé, une fois de plus, encore un autre mot de notre répertoire secret? Le 20 juin 2013, vous écrivez textuellement: un «risotto» géant. Vous savez très bien ce que cela signifie: alerte mondiale pour cause d’attentats.

-Comment vouliez-vous que je sache que même le mot risotto fait partie du codage américain? Ce n’est qu’une sorte de riz, ça ne veut rien dire pour moi en dehors du plat qu’il désigne. Fatiguée!

-Nous n’en avons pas fini avec vous! Le 11 juillet 2013, vous envoyez le même courriel à cinq personnes dont les noms apparaissent comme étant des pseudos. Dans ce courriel collectif, vous utilisez le mot «chêne». Or, vous n’êtes pas sans ignorer qu’il signifie: Américains. Ce qui voudrait dire probablement que lesdits attentats devaient se produire aux USA?

-Je me souviens d’avoir raconté à des amis que j’ai acheté une table en chêne. C’était dans un magasin suédois…

-Vous voulez dire que les Suédois sont au courant? Pourquoi n’ont-ils rien dit? Est-ce donc eux qui vous font écrire le 13 juillet au soir, le mot «antagoniste»? Que viennent faire les Palestiniens dans cette vague d’attentats programmés? Le lieu ciblé était donc Jérusalem?

-Mais, je ne sais pas! J’en sais rien! Je me tue à vous dire que je me contente d’écrire à des amis. Je ne connais pas le code crypté utilisé par les Etats-Unis, je ne parle même pas l’anglais!

-Expliquez-moi la raison pour laquelle le 27 du même mois, vous écrivez en gras le mot «costume» dans un message sur Skype. A la NSA, ainsi qu’à la CIA, nous savons bien que cela veut dire que le plan est parfait. Qui devait l’exécuter?

-Je vous assure que je ne regarde pas les séries américaines à la télé et donc, je ne comprends pas ce que je fais ici et à quoi rime tout cet interrogatoire. Je ne suis pas de la police, je ne travaille pas pour les services secrets d’aucun pays.

-Pourtant, le 9 août 2013, une fois de plus, vous empruntez un nouveau mot codé de notre agence. Cette fois-ci, vous parlez de «bibliothèque», vous n’allez pas me faire croire que vous ignoriez que ce mot-là désigne pour nous une centrale nucléaire. Vous êtes faite comme un rat. Vous avez été trop méthodique dans votre correspondance. Voulez-vous une preuve supplémentaire? Vous êtes sur écoutes téléphoniques depuis le début de cette affaire et nous avons enregistré une de vos conversations. Dans celle-ci, vous avez prononcé le mot «réflexion», ce que nous traduisons comme: opération reportée. Et ma question est simple: à quand, où et pourquoi? Répondez!

-Je ne parlerais qu’en présence de mon avocat. Si chaque mot que je dis ou que j’écris a pour vous un double sens, comment voulez-vous que je m’en sorte? Puisque les mots usuels suscitent en vous la suspicion, alors je me tais!

Emilie Salamin-Amar

(Extrait du recueil de sketchs «Un p’tit vélo dans la tête», Editions Planète Lilou 2015)

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