Berenice Carroll (1932-2018), une page de l’histoire des femmes


Pionnière des droits des femmes, Berenice Carroll est décédée le 10 mai 2018 à Lafayette dans l’Indiana. Née  à New York en 1932, cette professeure de sciences politiques à l’université de Purdue (Indiana) milita contre la guerre au Vietnam. En 2009, elle a été la lauréate du prix Violet Haas pour avoir mis sur pied des programmes d’études favorisant la progression des femmes et de leurs droits dans le cadre de l’université où elle enseignait.  En 2004 elle répondait aux questions de la revue “Femmes en Suisse”. C’est cet entretien que nous republions dans ces colonnes pour lui rendre hommage. SDR

Berenice Carroll, photo DR

Un grand père paternel «bolchevik», une grand mère maternelle pour le droit des femmes ont  contribué à son activisme. En 1961, Berenice rencontre le groupe «Women Strike for Peace». Depuis le pacifisme tout comme le féminisme et l’antiracisme sont ses préoccupations quotidiennes. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages, la créatrice de sections d’études féministes, la mère de deux enfants, la grand mère de deux petites filles. Elle vit avec Clint Fink, et partage leur maison avec deux chattes. Il est au moins une chose sur laquelle elle n’a jamais changé d’avis : c’est la soupe aux boulettes Matzoh

Comment vous définiriez-vous en terme de féminisme et de pacifisme ?

Je n’aime pas les étiquettes qui sont toujours problématiques, mais je dirai que je suis une féministe pacifiste radicale, une activiste féministe et pacifiste non violente radicale même si je revendique un certain pragmatisme. J’aime à penser que je suis une socialiste anarchiste du point de vue théorique mais dans les Etats-Unis d’aujourd’hui c’est une position de plus en plus difficile à avoir. J’ai à un moment de ma vie été membre de collectifs anarchoféministes, cela a coloré ma recherche comme mon enseignement,

Quelles sont les actions qui semblent vous définir le mieux? Celles dont vous êtes fière?

Difficile de répondre car je ne fais pas de distinction entre l’action et la théorie. Je pense même, comme je l’ai écrit dans Voices of Women Historians, qu’elles sont indissociables. La hiérarchie m’est également étrangère et je crois, à la suite de Jane Addams, que la fierté est liée à l’esprit militaire. Je suis aussi d’accord avec Mary Parker Follett pour dire que les idées naissent du substrat social et que le succès de tout-e leader vient avant tout de ce substrat. Donc rien de ce que j’ai fait ne me semble être personnel. Mais je suis contente d’avoir participé à la longue série d’actions non violentes en 1982 à propos de l’ERA ( article constitutionnel sur l’égalité entre Femmes et Hommes). Nous étions au Parlement de l’état de l’Illinois, nous nous sommes enchaînées près du Sénat, d’où le nom que la presse nous a donné, «chain gang», et avons occupé le parlement pendant quatre jours. Du point de vue intellectuel, je suis heureuse d’avoir contribué à une réflexion sur le pouvoir, sur le pouvoir des sans pouvoir. On pourrait donc dire que je suis fière de m’être ainsi investie des années et de continuer à le faire, de dire la vérité sur le pouvoir, c’est-à-dire dénoncer et montrer ce que cela comporte de violence et d’avoir aidé à développer et mettre en marche des idées et projets pour un changement social.

Quel impact la réélection de Bush aura-t-elle sur les femmes ? la paix ? les relations internationales ? les universités ?

Elle aura un impact négatif sur tout cela. La politique de toute son administration semble être faite pour nous faire reculer d’une centaines d’années dans tous les domaines, que ce soit par son capitalisme sauvage, la militarisation, le racisme et le patriarcat qu’il souhaite réinstaurer. Bush affirme qu’on lui a confié une mission mais en réalité il a gagné de peu et on doit se poser la question de la légitimité de certains votes.

Les parlementaires républicains vont l’encourager à intensifier ses programmes de régressions sociales nationales et d’agressions à l’étranger. Il va chercher à faire perdre tout ce que nous avions gagné du point de vue judiciaire au XXième siècle  puisqu’il nommera des juges, des responsables administratifs fédéraux, des responsables pour les sciences, l’enseignement, la culture, etc. Les femmes, le monde du travail, les minorités, les pauvres, les mouvements pacifistes, les droits civils, la libération des femmes, des lesbiennes, des homosexuelles tout cela sera en danger car il y aura des attaques contre la discriminations positives, l’IVG et les droits d’avoir une descendance, les libertés civiles, le multiculturalisme. On voit déjà de nombreuses attaques à l’encontre des programmes universitaires sur la paix, les femmes, la culture afro-américaine ou hispaniste, cela va s’intensifier aussi. L’administration républicaine va continuer son travail de sape contre toute protection sociale. Tout cela favorise les riches et a un impact négatif important sur la vie des femmes et des enfants.

Le militarisme qui règne à l’intérieur comme à l’extérieur dévoie de nombreuses ressources qui ne vont plus vers les besoins essentiels de notre société. Il redonne force aux relations patriarcales entre les êtres ainsi qu’à des valeurs sociales de masculinisme. L’arrogance de la politique extérieure de Bush, son unilatéralisme, sa folie des grandeurs, son hypocrisie conjuguées à ce qu’implique en termes de terreur ses déclarations sur la mission qu’il aurait d’apporter la démocratie à l’étasunienne à la planète favorisent le développement du fondamentalisme et de la violence et rien de cela ne peut apporter la sécurité où que ce soit dans le monde.

Nous vivons des moments sombres, mais je ne suis pas pessimiste car je vois et sens les prémices de la résistance. On a vu d’ailleurs comment dans les années 50 et 60 l’hystérie de la guerre froide a donné naissance à de nouveaux mouvements, féministes, écologistes, antiracistes, anti-impérialistes,  anti-nucléaires, pour l’acceptation de l’homosexualité… Puis il y a eu les mouvements contre la guerre au Vietnam et malgré Reagan on peut dire que les années 70 et 80 furent meilleures. On voit aujourd’hui sur les campus le renouveau du féminisme, du pacifisme et il me semble que tous ces mouvements sont plus importants et auront encore plus d’impact.

Que pensez-vous pouvoir faire personnellement pour lutter contre cette politique ?

Je pense à un poème de Jenny Joseph qui dit «Attention : quand je serai une vieille femme je me vêtirai de pourpre et je porterai un chapeau rouge qui ne va pas avec». A septante-deux ans cela exprime ce que je ressens. Il nous faut inventer des actions qui déstabilisent, qui mettent la pagaille mais sans violence, par une résistance déterminée au conformisme. Je pense à cette «populace féminine» qui, dans la Rome antique, a fait échouer la loi leur interdisant de porter du pourpre ou de l’or, couleurs traditionnelles du pouvoir. Ce pourpre ou lavande choisis aussi par les mouvements lesbiens et gays me paraît être une forme de message à l’égard de la politique de Bush. Et même si je porterai de plus en plus cette couleur, je continuerai à faire des cours sur la paix, les femmes, la justice sociale, je suis toujours impliquée personnellement dans les actions, cela en dépit des dangers grandissants pour moi-même et celles et ceux qui protestent.

Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs et lectrices suisses ce qu’est un «teach in»?

Nous vous répondrons ici à deux voix car mon partenaire Clint Fink, chercheur pour la paix, musicien, acteur, militant participe à toutes mes actions. Le concept et le mot viennent des actions non violentes faites par les activistes des droits civiques, Il  y a eu des «sit-in» où les gens allaient s’asseoir là ou ils n’avaient pas le droit, des «ride in» tels les «Freedom rides» des années 50. Un «teach in»donc est une expérience éducationnelle/politique/activiste qui s’étend sur une journée ou plus. On y trouve des enseignant-e-s, des ateliers, du matériel d’information, des ouvrages sur la question, du matériel audiovisuel et tout ce qui peut permettre au public de s’informer sur une question qui fait débat ou qui est urgente. Les personnes qui participent sont invitées à débattre, donner leur avis, à rechercher des formes d’action. Le premier a eu lieu dans la nuit du 24 mars 1965 à  l’université du Michigan à Ann Arbour. Le corps enseignant voulant faire la grève contre la guerre au Vietnam a été persuadé de donner les cours le soir après les heures régulières pour poser les questions autrement. Il y a eu plus de 3000 personnes qui ont suivi ce cours jusqu’à minuit puis en ateliers  jusqu’au lendemain matin 8 heures. Il y a eu un teach-in national le 15 mai 1965 à Washington, toujours contre la guerre. Il y avait un teach-in à Purdue contre la guerre du golfe quand les troupes étasuniennes ont commencé leur bombardement. Nous avons tenu un teach-in des vigiles, des actions contre cette guerre pendant cinq semaines et fondé le Lafayette Area Peace Coalition (LAPC). Notre groupe a également manifesté contre l’intervention en Serbie et contre les guerres contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001, contre la guerre en Afghanistan, en Irak. Nous avons aussi une branche Change 2004 qui a travaillé lors de la campagne pour les présidentielles et dont le concept était le changement qui commence à la maison.

En 1993, quelques un-e-s d’entre nous ont décidé de publier un journal Community Time ou CT. C’est un journal gratuit, distribué à 4000 exemplaires et dont la publication va de 3 à 8 numéros par an. Nous nous y efforçons de donner  la parole à tous les groupes progressifs de la région.

Vous êtes l’une des personnes les plus importantes en ce qui concerne l’histoire des femmes et son enseignement dans les universités. Pourquoi l’histoire et non les sciences politiques ?

Il est normal que je me sois engagée dans l’histoire des femmes dans les années septante car mon doctorat tout comme mes premières recherches étaient en histoire, que mes proches ami-e-s féministes, pacifistes étaient en histoire. De fait j’étais au départ plutôt littéraire d’où mes travaux sur Christine de Pizan, Virginia Woolf et d’autres écrivaines. J’ai enseigné les sciences politiques pendant 35 ans et puis dire que j’ai été aussi très active dans ce domaine. J’ai été une membre fondatrice du comité exécutif pour le «Women’sCausus in Political Science» en 1969 et je fus l’une des premières à faire cours sur les femmes, la politique et les théories politiques. J’ai fait partie de nombreuses organisations professionnelles et j’ai toujours apporté mes préoccupations féministes. On peut dire que mon travail est interdisciplinaire tout comme mon activisme. J’ai été à la base de la création des sections d’études féministes et de la National Women Studies  Association.

Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?

C’est quelque chose que l’on appelle «faculty development Project» dont le but est d’encourager et d’aider chaque enseignant-e à introduire de nouveaux cours ou de nouveaux supports pédagogiques sur les contributions des femmes aux théories politiques et sociales. C’est un projet collectif dont je suis codirectrice avec Hilda Smith professeure à  l’université de Cincinnati. Trois universités et sections sont concernées. L’histoire, les sciences politiques, la philosophie, la sociologie, l’anglais, la théologie, les relations internationales, les études féministes sont au nombre de nos champs d’études. Nous espérons pouvoir mettre toutes nos ressources en réseau afin que toute personne intéressée  puisse y avoir accès.

L’activisme, la recherche prennent-elles tout votre temps ?

Non j’ai d’autres activités, j’aime danser, faire la cuisine, faire collection de timbres, même tricoter ! mais les activistes ont-elles, ont-ils des hobbies ? Quand  tout votre temps libre est pris par les manifestations, les teach in, les meetings, l’expérimentation ? On peut dire que mon hobby est de faire de la photographie documentaire. J’essaie, mais cela n’est pas systématique ni forcément artistique de garder la mémoire de nos luttes et de nos fêtes. Ou plutôt, comme dirait mon fils David, mon hobby est de courir, courir d’une ville à l’autre, d’une action à une autre d’une conférence à une autre, d’un projet à un autre sans jamais avoir assez de temps, mais toujours décidée à le faire. Alors quand je serai vraiment vieille je me mettrai à tricoter tout en pourpre.

Entretien mené et traduit par Thérèse Moreau, écrivaine franco-suisse, spécialiste du langage épicène et biographe de Christine de Pizan, première auteure à avoir vécu de sa plume.

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