Le Matin, requiem pour une feuille morte


La chute est vertigineuse.

PAR JEAN-PHILIPPE CHENAUX

En 1962, lorsque Bertil Galland évoquait ici même « les hauts et les bas » de la presse romande, on relevait encore pas moins de vingt-sept titres quotidiens. Un quart de siècle plus tard, leur nombre avait fondu à dix-neuf. Avec la disparition du Matin le 23 juillet prochain, on pourra désormais les compter sur les doigts des mains : Le Temps, 24 heures et la Tribune de Genève (avec plusieurs pages communes), La Côte à Nyon, Le Courrier à Genève, Arcinfo (L’Express et L’Impartial fusionnés) à Neuchâtel, Le Nouvelliste à Sion, La Liberté à Fribourg, Le Quotidien jurassien à Delémont, Le Journal du Jura – surnommé Le Canard laquais par Le Jura libre – à Bienne, auxquels on peut ajouter le gratuit 20 Minutes, La Région Nord vaudois (cinq numéros par semaine) et le quotidien spécialisé L’Agefi. ESH Médias (propriété du Français Philippe Hersant), Tamedia et le groupe Ringier Axel Springer Medien Schweiz, tous deux à Zurich, contrôlent six de ces titres. 

Le quotidien moribond a connu des années fastes et de prestigieuses signatures. La Tribune de Lausanne, son grand ancêtre, est née le 2 octobre 1893. Elle est alors rédigée par deux professeurs, Paul Rochat, qui signe des éditoriaux de politique internationale, et Jules Carrara, un critique littéraire dont les articles suscitent parfois des réactions épidermiques dans la Bonne Société lausannoise. Début 1896, le succès est tel que la Tribune absorbe son concurrent L’Estafette. C’est un journaliste et dramaturge Genevois, André Vierne, qui succède au professeur Rochat et dirige le journal de 1913 à 1916 ; il s’en fait éjecter et doit intenter un procès pour faire reconnaître son « honorabilité personnelle ». Paul S. Perret, futur syndic de Lausanne et conseiller d’Etat, lui succède d’avril 1916 à juin 1918. Le professeur Edmond Rossier dirige la rédaction de 1918 à 1921, avec Otto Treyvaud comme secrétaire de rédaction et d’étincelants billettistes comme Robert Moulin, Maurice Porta et le désopilant Roorda, alias Balthasar. Jacques Freymond dira de Rossier, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne, que c’est « un professeur possédé par l’amour de la vérité ». On retrouvera ses chroniques de politique étrangère dans la Gazette de Lausanne, et cela jusqu’à son décès en 1945. Otto Treyvaud assure ensuite un bref intérim ; il sera dès 1930 le rédacteur en chef de la Feuille d’Avis de Lausanne. La belle époque de la presse matinale se prolonge avec Rodolphe Rubattel, rédacteur en chef de 1921 à 1924, qui sera conseiller d’Etat, puis conseiller fédéral. Un nouvel intérim est assuré par Eugène Hirzel (1924-1925), futur député et conseiller national radical. C’est alors que débute l’« ère Monnet » (1925-1953). Le journal, propriété de la société financière Lousonna depuis 1925, s’étoffe considérablement. Robert Monnet est épaulé par Roger Molles et Pierre Vidoudez, deux journalistes de talent. Georges Peillex (1954-1958), jusque-là critique d’art, lui succède. A son départ, le poste de rédacteur en chef est temporairement supprimé. Les chefs de rubriques relèvent directement du conseil d’administration. Le titre et la fonction réapparaissent avec Jean Dumur (1969-1972). 

La rédaction est chapeautée depuis 1975 par Marcel Pasche, qui – sur les instructions de Marc Lamunière, le successeur de son père Jaques, et avec le concours du rédacteur en chef André Jaunin (1983-1987) – transforme la Tribune – Le Matin (titre adopté en 1972 avec l’abandon de la référence à Lausanne) en Le Matin tout court (1984). De nouvelles signatures apparaissent, dont celle de Georges Plomb, un transfuge de La Suisse. Le nombre des points de vente à Genève est quintuplé. Un Blick romand privilégiant les trois « s » (du sang, du sport, du sexe) ? Marc Lamunière s’en défend : « La recherche du sensationnel serait contraire à notre charte rédactionnelle comme à notre esprit ». Pas de pin-up en page 3 ? : « J’ai poussé des cris quand on m’a présenté un numéro zéro qui en comportait une ! » Seule la dernière page accueille un sujet « people ». Las !, quelques rédacteurs en chef plus tard, un quarteron de « travailleuses du sexe » offriront leurs prestations dans une pleine page en couleur. 

Les dérapages deviennent fréquents à partir de 1985, dans un quotidien qualifié de plus en plus de « Blick romand ». Domaine public s’en émeut. En mars 1986, deux grandes plumes du quotidien lausannois démissionnent. Roger de Diesbach et Georges Plomb sont choqués par le renvoi brutal de leur collègue Ariel Herbez « sans que la rédaction du Matin en soit avertie » ; ils ne supportent plus la hiérarchie de l’information imposée à ce quotidien ; les affaires suisses et fédérales sont délaissées. La dictature du marketing a commencé.

Les années 90 sont marquées par une grande instabilité au sein du groupe Edipresse. Guy Mettan, rédacteur en chef de la Tribune de Genève, est brutalement limogé ; Jacques Pilet, à la tête des publications d’Edipresse, subit le même sort, ainsi que David Moginier, rédacteur en chef du Matin (1998-1999).

Une nouvelle crise secoue Le Matin lorsqu’il est à nouveau question de le restructurer. En mars 2001, Daniel Pillard, grand admirateur du Blick, est victime d’une fronde d’une partie des rédacteurs, les « anciens » ; il est remercié après quinze mois d’activité. Son supérieur, Théo Bouchat, directeur des publications suisses d’Edipresse et auparavant directeur à Ringier, lui succède ad interim. Il impose d’une main de fer les réformes entreprises par les « nouveaux ». Le Matin réduit son format de moitié, passant au « demi-Berlinois », sur le modèle de Construire et de Coopération. La nouvelle page météo, entre autres, fait un tabac. Les humoristes de La Distinction sortent un numéro bidon sous le titre Le SimiliBlick et transforment le slogan du quotidien « Vite lu, bien vu ! » en « Vite lu, rien su ! »

Un an plus tard, l’éditeur fait appel à un Suisse alémanique, Peter Rothenbühler, qui vient du Schweizer Illustrierte. Il revendique pour Le Matin un rôle de « mauvais garçon » (sic), avec l’accentuation du côté « people » et des sujets chargés d’« émotionnel ». Louis Ruffieux, dans un papier d’humeur, le congratulera en ces termes : « On lui doit, en “une”, quelques scoops courageux qui ont ébranlé la vie publique : le changement de lunettes de Micheline Calmy-Rey, le caleçon de bain de Moritz Leuenberger, l’excès pondéral du syndic de Lausanne ». 

Le 31 octobre 2005, l’éditeur lausannois se tire une balle dans le pied en créant un gratuit, Le Matin Bleu, sur le modèle de 20 Minuten du groupe Tamedia. François Gross qualifie le gratuit de « journal à cardiogramme plat » et prévient que « cet enzyme glouton croquera à belles dents dans un gâteau publicitaire réduit aux dimensions d’une galette de carême ». Bien vu ! La « cannibalisation » du Matin orange s’accélère pendant la « guerre des gratuits », qui débute le 8 mars 2006 avec le lancement de 20 Minutes par Tamedia. Fin septembre 2008, Rothenbühler cède la place à Ariane Dayer, qui lance une nouvelle formule du Matin orange comprenant trois volets : les actualités, le « guide » et les sports. Le slogan « Haut et fort ! » remplace un « Vite lu, bien vu » un peu fatigué. « J’assume la chair dévoilée dans nos pages », confie la féministe dans une interview. Le Matin abandonne son réseau de correspondants dans les cantons. 

Le 3 mars 2009, patatras ! Le prédateur et boulimique Edipresse (près de 160 journaux à son palmarès) se fait gibier et annonce son rachat par Tamedia, qui débourse 226 millions de francs pour acquérir une participation de 51%. La dernière partie du jackpot, une somme sensiblement égale, sera versée en 2012 à MM. Lamunière. Le Matin Bleu est absorbé par son ex-concurrent 20 Minutes. Le lessivage de la presse papier par Internet aidant, la disparition du Matin orange est programmée. Le couperet tombe le 6 juin dernier, avec l’annonce d’une quarantaine de licenciements. 

 Christian Campiche, dans La presse romande assassinée, décrit avec la précision d’un entomologue la descente aux enfers de ces titres romands « génocidés » par leurs propres éditeurs. « Si tant de journaux sont morts, c’est qu’ils ont été engloutis par la marée montante de l’incompétence, l’autosuffisance et la mauvaise foi. Causes endogènes et indigènes. L’histoire de la presse romande au cours des trente-cinq dernières années est un long chapelet d’occasions manquées et d’erreurs de gestion. » On ne saurait mieux dire.

B. Galland, « La presse romande – Les hauts et les bas », La Nation, 15 mars 1962 ; R. Monnet, « Histoire de la Tribune de Lausanne », TdL, 28 octobre 1962 ; J.-P. Chuard, Une odeur d’encre, Lausanne, 24 heures-IRL, 1982 ; Gérard de Rham, « Dérapage matinal – Double viol », Domaine Public, 19 décembre 1985 ; Jean-Philippe Chenaux, « Grandes manœuvres dans la presse romande », GdL, 7-8 avril 1984, « La presse romande dans tous ses états », Cahier de l’Alliance culturelle romande, No 34, 1987, et « Silence, elle se concentre ! La presse lausannoise depuis 1940 », in Le Livre à Lausanne, 1493-1993, Payot, 1993, pp. 182-190 ; F. Gross, « Le petit bleu débarque », 24 heures, 3 novembre 2005 ; L. Ruffieux, « Les principes de Peter », La Liberté, 11 juillet 2006 ; « Le Matin, haut et fort ! », Le Matin, 16 septembre 2009 ; C. Campiche, La presse romande assassinée, Genève, Ed. Eclectica, 2017, p. 4

La Nation

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