Les naufragés de la planète


-Bonjour Professeur, mon médecin m’a envoyée vous voir, car il m’a assuré qu’il y avait urgence, que mon cas avait été diagnostiqué comme étant désespéré, que j’avais besoin de consulter un eurologue.

PAR EMILIE SALAMIN-AMAR

– J’avoue ne pas connaître cette spécialisation. Je suis très inquiète, car il prétend que je suis à l’article de la mort. Mais, quel genre de pathologie traitez-vous au juste?

  -Toute modestie mise à part, je suis un spécialiste de l’euro et comme vous vous en doutez, votre cas est grave, je dirai même, pitoyable. Il y a donc urgence à vous soumettre sans plus attendre à une cure d’amaigrissement drastique. Rassurez-vous, Madame la Grèce, vous n’êtes pas la seule dans cette situation, tous vos partenaires sont contaminés. C’est ce que nous appelons dans notre jargon, l’œuf de cocatrix.

  -Je ne comprends pas très bien. Que vient faire Bruno Coquatrix dans cette histoire? Croyez-vous sincèrement que j’aurais pu attraper un virus dans une de ses salles de spectacles ou simplement en écoutant un de ses disques? C’est impossible, voyons, c’est complètement loufoque! Qu’en pensez-vous?

  -Vous ne croyez pas si bien dire. C’est pourtant le résultat d’un accouplement entre une vieille poule et un serpent. Vous conviendrez avec moi que ce genre d’alliance est contre nature, n’est-ce pas? Bien sûr, il s’agit d’une métaphore et dans ce cas de figure, le serpent, c’est vous, et la vieille poule, c’est l’Europe. On pourrait dire que vous avez forcé la porte d’entrée, vous avez fait sauter les boulons, alors que vous saviez très bien que vos finances étaient bien loin d’être équilibrées et saines. Vous avez triché…

  -Je le reconnais, pourtant Professeur, je vous assure, j’ai essayé de démêler cet incroyable imbroglio financier, mais je n’y suis pas parvenue. Essayez donc de lisser au peigne fin une tignasse crépue, c’est mission impossible!

  -Je vais vous prescrire un traitement de choc, un plan FMI, rien de tel pour redresser, rééquilibrer votre balance des payements et de surcroît pour éponger votre dette souveraine abyssale. A partir d’aujourd’hui, vous me supprimerez les aides sociales, baisserez les rentes des retraités et les salaires de la fonction publique, vous augmenterez l’âge de la retraite ainsi que les impôts directs. Vous monterez de quelques points la TVA sur tous les produits et les services et d’ici cinq à dix ans de rigueur, vous aurez perdu votre surcharge pondérale et tout rentrera dans l’ordre. Ce sera un mauvais moment à passer, mais la crise oblige, Madame, et les temps sont aux sacrifices. Je sais, vous allez me dire que le peuple vous jugera indigne de le gouverner, il va grogner, descendre dans les rues, manifester, et alors? Tant qu’il ira voter, vous n’avez donc aucun souci à vous faire! Vous qui avez inventé la démocratie, vous savez bien que par le biais des élections, nous offrons du rêve à nos électeurs. Et tant que le peuple se laisse aller à rêver, nous les tenons en laisse. Ah, Madame, s’ils savaient…

  -Mais si j’applique vos directives, les riches armateurs qui n’ont jamais payé d’impôt risquent bien de partir ailleurs, sous des cieux plus propices, ce ne sont pas les paradis fiscaux qui manquent.

  -Vous n’aurez plus qu’à leur souhaiter un bon déménagement! Vous ne perdrez pas grand-chose puisqu’en fait, ils ne paient rien! Ils profitent allègrement de votre système trop lacunaire, c’est de la vermine, des profiteurs, donc il faut vous en débarrasser. Qu’ils aillent faire un petit tour ailleurs, mais plus chez les Grecs! De la rigueur, Madame la Grèce, en clair, nous vous demandons de vous serrer la ceinture de plusieurs crans.

  -Mais le peuple, que dira le peuple? Il a déjà du mal à joindre les deux bouts, vous exigez d’eux trop de sacrifices. Il est dans la rue, s’est mis en grève, alors comment voulez-vous que je fasse pour relancer la croissance? Comment peut-on consommer lorsque l’on gagne moins d’argent, c’est contraire au bon sens!

  -Qu’est-ce que vous insinuez, que les experts se seraient trompés? Ils sortent tous des grandes écoles de gestion et d’économie, chère Madame, ce sont des technocrates et, croyez-moi, vous pouvez leur faire entièrement confiance.

  -Les experts, parlons-en des experts! Il fut un temps où je regardais des séries à la télévision, «Les experts à Miami», «Les experts à Manhattan», et voici qu’à présent la réalité a dépassé la fiction. Mon pays est mis sous tutelle, au ban de l’Europe, menacé d’exclusion, accusé d’être responsable de la crise de l’euro par des experts venus de nulle part!

  -Il n’y a pas que cela, voyons! A cause de vous, toute l’Europe, pour ne pas dire tout l’Occident se retrouve avec une armée de vieillards centenaires sur les bras. Votre régime à base d’huile d’olive, de feta, tomates et basilic abondamment arrosé d’ouzo, a fait trop d’adeptes. Nos caisses de retraite sont vides et nos assurances maladies sont en déficit à cause de votre alimentation, dite saine. Nous voulons que les gens reviennent aux valeurs ancestrales du terroir, une bonne choucroute bien grasse, de la cochonnaille bourrée de cholestérol et ainsi, nous réduirons nos dépenses.

Extrait du recueil de sketchs Le jardin des mots, Editions Planète Lilou 2012

 

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