L’écrivain vaudois Etienne Barilier signe un remarquable roman historique


Etienne Barilier a déjà derrière lui une œuvre – faite de romans et d’essais – à la fois abondante et discrète. Mais surtout exigeante et de haute qualité, ce qui a valu à l’auteur de nombreux prix littéraires. La peinture et la musique y tiennent une place importante. Avec Dans Khartoum assiégée, le lecteur se voit plongé dans un épisode historique à la fois passionnant et tragique, lequel se déroule entre 1882 et 1885.

Nous sommes donc à Khartoum, actuelle capitale du Soudan, au confluent des deux bras du Nil. La ville est alors possession de l’Egypte, mais celle-ci est déjà sous la férule de l’Empire britannique. Au sud de cette «capitale» poussiéreuse de pisé, où ne s’élèvent que quelques bâtiments officiels en dur, un mouvement religieux islamiste fanatique, mais qui revêt peut-être aussi l’aspect d’une révolte politique contre l’occupant étranger, est en train de naître et de croître rapidement en puissance. Il est conduit par Muhammad al-Mahdi – ce qui signifie «le Bien-Guidé» par Allah. Le personnage est un ascète et un illuminé, persuadé de rétablir la vraie religion. Est-il besoin de dire que l’auteur établit un lien implicite mais évident avec l’actualité, et particulièrement avec le mouvement Daech?

Gagnant du terrain, et les cœurs d’une partie de la population locale, le prophète autoproclamé assiège bientôt Khartoum. Faut-il évacuer la ville par les bateaux à vapeur naviguant sur le Nil, pendant qu’il est encore temps? Ou au contraire la défendre, en espérant l’arrivée d’une hypothétique armée de secours britannique? C’est le choix que fait le général Charles Gordon.

En réalité, le premier ministre britannique Gladstone veut abandonner Khartoum à son sort. Ce n’est que sur l’insistance de la reine Victoria et des milieux anti-esclavagistes abolitionnistes qu’une troupe de secours se mettra en marche, mais trop tard. Khartoum est prise en 1885 par les mahdistes. Les militaires anglo-égyptiens, la population européenne et une partie des indigènes sont massacrés. La ville sera reprise en 1898 par le général Kitchener, qui vengera ainsi l’honneur bafoué de l’Empire britannique. Cela, c’est la réalité historique.

Tout en restant fidèle à l’histoire, Etienne Barilier réussit à en faire un roman auquel le lecteur «croche» de bout en bout. Cela tient d’abord à la galerie de personnages – en partie réels et en partie fictifs – présents dans son livre.

Le général Gordon d’abord. Il a combattu la grande insurrection populaire et mystique des Taïpings dans la Chine de 1860, participant ainsi activement au sauvetage de la dynastie mandchoue T’sing décadente. De cette guerre, il a gardé le dégoût du pillage du Palais d’Eté de Pékin opéré par la soldatesque franco-britannique. Au Soudan, il a tenté d’extirper l’esclavage. Mais au fond, ce protestant, dont la foi profonde conditionne en partie les actions, n’est-il pas le pendant, l’alter ego spirituel du Mahdi? C’est ce que suggère Barilier, sans jamais, par ailleurs, succomber aux tentations du roman à thèse.

Mais il y a aussi l’ancien communard Pascal Darrel, tiraillé entre son athéisme et sa conviction un peu naïve que la révolte du Mahdi est une entreprise de libération du peuple contre le colonialisme. Sa fille Marie, institutrice, qui pendant le siège se dévoue avec une totale abnégation, est peut-être la plus belle figure du livre. Aux côtés de celle-ci, sœur Matilda, une religieuse catholique dont on ne saura jamais le secret qu’elle refoule au fond de son cœur.

Ou encore le personnage sombre du comte Alphonse de Veyssieux, marchand d’esclaves, sur le plan sexuel un demi-fou sadique se livrant à des atrocités. Et nombre d’autres personnages, militaires et civils, qui feront preuve de courage ou de couardise. Comme l’écrit Barilier, «le danger révèle les caractères». Citons encore le nom de Martin Ludwig Hansal, le consul représentant Sa Majesté impériale et royale austro-hongroise.

Quant à la population locale, elle hésite entre le joug anglo-égyptien et celui, qui se montrera beaucoup plus cruel, du Mahdi. Les dialogues, où les convictions et la personnalité de tous ces acteurs se révèlent, tiennent une place importante dans le livre. Ils sont surtout de nature politique ou philosophique.

Seul petit reproche que l’on pourrait adresser à l’auteur: doté d’une immense érudition, il ne résiste pas toujours à la tentation de multiplier les allusions littéraires ou culturelles, notamment dans les derniers chapitres. Il est vrai que l’ouvrage, passionnant, peut se lire à deux niveaux: comme un roman d’aventure reposant sur une base historique solide, ou comme une réflexion sur la religion, le fanatisme, la guerre, la cruauté des hommes, le «choc des cultures».

Le roman vaut aussi par l’humour, voire l’ironie de l’auteur dans les propos qu’il met dans la bouche de ses personnages. Enfin, on sera sensible aux évocations très réussies de la ville de Khartoum assiégée et de plus en plus en proie à la famine, des deux bras du Nil, du désert, de la brousse où les esclavagistes vont se ravitailler en «nègres».

Décidément, ce roman ample, puissant et riche est une grande réussite littéraire!

Etienne Barilier, «Dans Khartoum assiégée», Paris, Phébus, 2018, 476 pages.

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