Lettre à mon opticien (10/10) – J’ai les larmes aux yeux en pensant à mon identité perdue par votre faute


Lausanne, le 24 juillet 2018

Monsieur,

Je ne vous dis pas merci, ni bravo. Ce que vous venez de me faire subir est à dénoncer auprès du T-O-I, le Tribunal Optique International. Parfaitement, vos méthodes frisent la torture et vous n’avez rien à envier aux dictateurs qui tyrannisent leur population. 

Sous votre air débonnaire et votre sourire sympathique, vous cachez un serpent cruel prêt à fondre sur sa proie. Et lorsque vous accueillez vos clients dans votre magasin, ce ne sont que salamalecs serviles et hypocrites que vous leur servez. Oh, rien ne m’échappe de vos manies, j’ai encore une vue impeccable grâce à mes verres multifocaux et antireflet. Sous prétexte de vous préoccuper du bien-être de vos semblables, de leur santé, du confort de leur vue, vous les roulez dans la farine en leur vendant mes collègues soi-disant dans le vent, avec accessoires multiples et inutiles qui, bien sûr, coûtent les yeux de la tête. Vous leur en mettez plein la vue avec vos gadgets bling-bling, mais c’est de la poudre aux yeux, du tape à l’œil, de la pacotille. En réalité vous méprisez les bigleux, les myopes, les presbytes, les mal voyants, les aveugles. Dans leur dos, vous les traitez de souillons dès que leurs verres sont un peu flous et pour vous moquer d’eux, au moindre embuement, vous sous-entendez que la serpillière de vos toilettes leur serait bien utile. 

Comment justifier le cynisme et la brutalité avec lesquels vous avez arraché mes branches comme des ailes de papillon, avec votre petite pince sainte nitouche qui, par je ne sais quel sortilège, a remplacé en deux temps trois mouvements ma monture métallique noire très classe par une horrible paire en plastique fluo du plus mauvais goût. Devant ma patronne que j’ai servie fidèlement pendant dix ans, vous avez bafouillé votre point de vue à l’aide d’un salmigondis lexical : nécessité de me brancher au goût du jour, de sécuriser mon armature menaçant de s’effondrer, d’ajouter des charnières à ressort prétendument indispensables, des crochets d’oreille en silicone, des coussinets de nez auto-adhésifs antidérapants, des cordons supports violets en nylon et un nouvel étui rigide avec motif chat porte-bonheur. Ma maîtresse en était groggy. La pauvre qui heureusement, grâce à moi, a pu lire tant de chefs-d’œuvre : La Princesse aux yeux pervenche, Monture rouge et noire, À la recherche du regard perdu, Notre dame de la Branche et bien d’autres encore. 

Je vous entends déjà protester que je vous accable de crimes imaginaires, de cruauté exagérée, qu’en réalité je suis une mauviette, une petite paire fragile, une diva aussi comédienne qu’un footballeur effleuré qui se roule en hurlant sur le gazon. 

Non, Monsieur l’opticien, vous vous mettez le doigt dans l’œil en pensant aveugler les cristallins lucides de mes compatriotes. La vérité crève les yeux : vous n’êtes qu’un petit vitrier cupide, un charlatan qui ne pense qu’à se remplir les poches au lieu de soigner celles des pupilles surmenées. 

J’ai les larmes aux yeux en pensant à mon identité perdue par votre faute, à mon allure distinguée à laquelle je tenais comme à la prunelle de mes yeux. Monsieur, désormais je ne veux plus vous voir, je vais m’enfermer dans mon sarcophage de plastique pour toujours. Adieu.

Paire de lunettes C. No 22 AXZ, Métallique, Noire

François Jolidon, Café aux Lettres, 25.07.18 Mots-clés : Serpent – Serpillière – Sortilège –Santé – Souillon – Sympathique – Salamalecs – Salmigondis Thème : Lettre à mon opticien.

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