Ils sont partis la fleur au fusil vers un univers dont on ne revient pas. Français et Allemands, Italiens, Hongrois, Autrichiens. Puis les ont rejoints les Anglais et les Américains. Fraternisent-ils enfin là-haut, après s’être étripés, bombardés, gazés?
L’humanité commémore ces millions de soldats disparus, cent ans après. Mais chaque zone le fait un peu à sa manière. Le monde germain est particulièrement discret, nous semble-t-il. Il faut dire qu’il a tout perdu, ou presque dans l’aventure. Son espace vital s’est rétréci. Asphyxiée par l’inflation, la population a plongé dans la précarité, quand ce n’est pas la famine. Pourtant les puissances centrales n’ont pas capitulé en 1918, au sens propre du terme. Elles ont demandé l’armistice, ce qui est différent. Mais autour de la table du traité dit de paix, leurs émissaires n’ont pas fait le poids face à la majorité d’un monde aux commandes duquel s’est installé le modèle Ford. En exaspérant la rancune et la haine, Versailles n’a fait que poser les jalons d’une future guerre, créer les prémices de la Shoah et de l’effondrement de la culture européenne.
Vainqueurs par auto-acclamation, la France et ses alliés anglo-saxons paradent dans les souvenirs, ils ont flanqué la raclée du millénaire aux « Boches ». Emmanuel Macron célèbre les maréchaux et crée une polémique en incluant Pétain dans ses hommages. Pour se dédouaner, il donne l’accolade à la chancelière allemande, un geste que des radios françaises qualifient d’historique. On ne voit vraiment pas pourquoi car Kohl et Mitterrand les avaient quand même précédés. Le discours conquérant gagne jusqu’à la Suisse romande dont les médias racontent par le menu le destin glorieux de tel poilu au pedigree lémanique, héros anonyme de la solidarité celte. Flonflons qui sonnent creux, toutefois, dans une optique helvétique moins provinciale.
Peu probable en effet que ces récits rencontrent un grand écho outre-Sarine, où les jeunes de l’époque de la Grande Guerre songeaient plutôt à fraterniser avec leurs contemporains d’outre-Rhin. Des Suisses ont-ils pour autant revêtu le casque à pointe durant la Première Guerre mondiale? Comme du temps du mercenariat, ont-ils combattu d’autres Suisses dans la Somme ou à Verdun? On ne peut l’exclure. De fait, de 14 à 18, la Suisse a connu l’une des pires crises de son histoire, nourrie par l’immense incompréhension qui régnait entre ses communautés linguistiques. Le pays faillit couler quand le généralissime Wille proposa de conclure un pacte avec les empires centraux.
A la fin de la guerre, l’armistice franco-allemand signa aussi quelque part l’armistice entre les Suisses.
Christian Campiche