Cent ans après, un livre et une exposition sur la grève générale de 1918


De très nombreux ouvrages et articles ont été consacrés, en cette année du centenaire, à la grève générale de novembre 1918. Il manquait peut-être un petit livre de synthèse, s’adressant non au monde académique, mais à un large public. Telle est la vocation de la collection Focus éditée à Neuchâtel par Alphil qui a, pour cette publication, recouru aux connaissances de cinq historiens, dont certains sont par ailleurs engagés dans le mouvement socialiste et syndicaliste.

La première partie est consacrée à la première guerre mondiale et à ses répercussions économiques en Suisse. La plus grave est la nette augmentation de l’indice des prix (qui pour l’alimentation passe de 100 à plus de 275 entre 1914 et 1918), ce dont souffre une grande partie de la population.

On assiste aussi à un mouvement d’opposition au militarisme, dont témoignent des manifestations et des échauffourées. Sans doute l’enthousiasme d’une partie de la classe ouvrière suisse pour la révolution russe était-il réel, mais toute l’historiographie contemporaine sérieuse balaie la thèse du «complot bolchevique» qui aurait abouti à la grève générale. Celle-ci a déjà ses prémisses dans les mouvements de grève de l’été 1918. En octobre, du jamais vu: une grève de «cols blancs», le personnel des banques de Zurich!

Le contexte européen d’effondrement des Empires centraux (Reich allemand, Empires austro-hongrois et ottoman) a aussi joué son rôle. Mais c’est une provocation militaire qui est le fait déclenchant de la grève générale. L’idée obsessionnelle du général Wille est que la Suisse est menacée par une révolution bolchevique imminente.

Si l’occupation de la ville par l’armée se passe calmement à Berne, du fait de la modération du commandant de corps Wildbolz, elle provoque des heurts à Zurich, où la troupe est commandée par le colonel divisionnaire Sonderegger, un futur fasciste.

La grève de protestation du 9 novembre décidée par le comité d’Olten, bientôt dépassé par sa base ouvrière, est suivie d’une grève générale illimitée. Celle-ci est porteuse de revendications économiques, mais aussi politiques, telles que l’introduction de la proportionnelle pour l’élection au Conseil national. La grève ne durera en fait que du 12 au 14 novembre, date à laquelle elle cède devant l’ultimatum du Conseil fédéral. Cette «capitulation», considérée comme honteuse par l’extrême gauche, sera l’un des facteurs expliquant la scission du mouvement ouvrier et la fondation du parti communiste en 1921.

Quant aux conséquences de la grève, certaines seront quasi immédiates: la réduction de la durée du travail à 48 heures et l’introduction de la représentation proportionnelle dès les élections de 1919 (DP 2222). D’autres revendications du comité d’Olten devront attendre des décennies pour voir leur réalisation: la création de l’AVS (1948), le suffrage féminin (1971).

Mais la grève provoquera aussi l’essor d’un mouvement d’extrême droite, contre-révolutionnaire, antibolchevique et xénophobe, qui apparaît tout d’abord sous la forme des «gardes civiques».

Tous ces faits sont connus et ont été bien étudiés depuis cinq décennies, mais il fallait les rappeler de manière claire et simple. En cela, le livre remplit parfaitement sa mission.

Les pages les plus originales de ce petit ouvrage sont consacrées à l’ampleur et au vécu de la grève dans les différentes régions de la Suisse romande.

Une grève très diversement suivie en Suisse romande

Dans l’Arc jurassien (alors composé du canton de Neuchâtel, de l’actuel canton du Jura, du Jura bernois, de Berne et de Granges), la grève est massivement suivie dans les villes horlogères. A Delémont, elle touche surtout les cheminots, la plupart alémaniques. Bienne est complètement paralysée. Il y aura trois morts à Granges suite à une intervention militaire contre les grévistes.

Dans l’Arc lémanique, l’antibolchevisme et la germanophobie (alors que les Alliés fêtent leur victoire), ainsi que le faible taux de syndicalisation, se conjuguent pour limiter les effets de la grève. Celle-ci obtient néanmoins un succès à Genève, notamment chez les tramelots et cheminots. Dans un canton de Vaud resté très agricole et peu industrialisé, la grève n’a pu avoir que des effets limités. Elle n’est cependant pas l’échec total que raille la presse bourgeoise.

Le chapitre consacré au Valais offre une excellente synthèse du processus d’industrialisation et de syndicalisation dans ce canton resté longtemps marginal, rural et conservateur. Il est lié au démarrage économique rapide, au tournant des 19e et 20e siècles, avec notamment l’installation de Lonza, Ciba et Aluminium SA, donnant naissance à un important prolétariat. Méconnues, les grèves sont néanmoins importantes en Valais entre 1907 et 1910. La presse valaisanne conservatrice donnera une image caricaturale des meneurs de la grève générale dans ce canton (notamment le socialiste Charles Dellberg et le libertaire Clovis Pignat), les traitant de «bolchevistes, façon russe», qui auraient agi «suite au plan de Lénine et de Trotski», ourdissant un «complot» et constituant un «tas de malandrins»

Peu connue également, la situation à Fribourg. Ce sont des troupes de ce canton catholique et conservateur qui ont été mobilisées contre les grévistes de la ville de Berne. Or 40 hommes du régiment fribourgeois mourront de la grippe espagnole. Ce fait sera exploité par la droite, qui créera toute une mythologie du sacrifice pour la patrie, exploitée notamment par ces ultra-conservateurs que furent Gonzague de Reynold et Jean-Marie Musy.

L’ouvrage consacre aussi quelques bonnes pages à une histoire des grèves en Suisse, du 18e siècle à nos jours. Il met l’accent sur trois grandes vagues de grèves: 1907-1910, 1917-1920 et 1945-1947. Après une longue période d’assoupissement due à la «paix du travail» et à l’amélioration des conditions sociales, il observe une recrudescence des grèves depuis la crise du milieu des années 1970.

Enfin un dernier chapitre, dépassant les frontières suisses, donne un aperçu de quelques mouvements emblématiques dans le monde, qu’il s’agisse des grèves générales de 1936 et de 1968 en France, de celle qui touche 15 millions de travailleurs aux Etats-Unis en 1945 ou encore de celle qui constitue sans doute la plus grande grève de l’histoire: 150 à 180 millions de participants en Inde le 2 septembre 2016.

Ce petit livre constitue donc une excellente première approche, au-delà de la grève générale de 1918 qui en est le cœur, du phénomène de la grève comme arme suprême de la classe ouvrière en général.

Pierre Jeanneret / Domaine Public

Jean-Claude Rennwald, Adrian Zimmermann (dir.), La Grève générale de 1918 en Suisse. Histoire et répercussions, Neuchâtel, Ed. Livreo-Aphil, 2018, 159 pages

Une exposition à Bienne

L’exposition 1918 Guerre et Paix, mise sur pied à Bienne, concerne certes prioritairement le Jura bernois (dans ses frontières de 1918). Mais elle offre une excellente et didactique illustration du phénomène dans toute la Suisse.

Une première salle est dévolue à la guerre de 1914-1918, à travers une riche collection d’objets, de photos, d’extraits de films et enregistrements, qui illustrent tant les horreurs du conflit que la mobilisation des soldats suisses. Si la guerre a été vécue hors de nos frontières, les répercussions économiques et sociales en Suisse sont bien montrées, et notamment la misère ouvrière due à l’augmentation du coût de la vie, tandis qu’un certain nombre de «profiteurs de guerre» se remplissent les poches.

L’étage supérieur du musée traite du mouvement ouvrier, révolutionnaire et antimilitariste, puis de la grève générale elle-même, vue des deux côtés: celui des grévistes et celui de l’armée et des «gardes civiques» bourgeoises. Affiches, journaux, tracts, témoignages oraux, photographies, et même une mitrailleuse semblable à celles qui furent déployées à Zurich témoignent de l’intensité de ces jours de grève. Jamais la Suisse n’avait été aussi divisée depuis la guerre du Sonderbund! P. J. 

1918 Guerre et Paix, Nouveau Musée de Bienne, jusqu’au 31 décembre.

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