Affaire Maudet, ces procès-verbaux d’auditions qui fuient


Le Temps annonçait sur son site internet, lundi 10 décembre en fin d’après-midi, s’être «procuré» les procès-verbaux des auditions par le Ministère public de deux témoins-clés dans l’affaire Maudet, impliqués dans l’organisation du fameux voyage à Abu Dhabi. Cette fuite a déjà fait l’objet d’un premier commentaire dans la Tribune de Genève, soulignant son importance pour l’intérêt public.

C’est un classique: au milieu d’une crise politique ou institutionnelle, des documents confidentiels se retrouvent à la une des médias de la place. Les journalistes font leur travail, plutôt bien d’ailleurs, et révèlent des informations d’intérêt public; leurs sources sont protégées par la Constitution fédérale (art. 17 al. 3) et la Convention européenne des droits de l’homme (art. 10). A juste titre, car il en va de la «pierre angulaire» de la liberté de la presse, selon l’expression utilisée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Protection des journalistes…

Le code pénal suisse (art. 28a) précise les contours de cette protection des sources journalistiques en stipulant qu’un journaliste ne risque aucune peine ni autre mesure de coercition pour avoir refusé de «témoigner sur l’identité de l’auteur ou sur le contenu et les sources de leurs informations». Sont uniquement réservés par la loi, d’une part, le cas où une telle divulgation est nécessaire pour prévenir une atteinte imminente à la vie ou à l’intégrité corporelle d’une personne et, d’autre part, le cas où cette divulgation est nécessaire pour élucider la commission d’une infraction grave ou permettre l’arrestation d’une personne inculpée pour une telle infraction.

Aucun journaliste ne pourrait donc être contraint de révéler comment il a eu accès à des documents confidentiels. Pour autant, la divulgation de tels documents confidentiels interpelle, en particulier lorsqu’il s’agit, comme dans l’affaire Maudet, d’une instruction pénale protégée par le secret. Rares sont ceux, dans les médias, qui se posent la question de l’origine des fuites, laquelle pourrait pourtant être un élément très instructif sur le sujet traité. Peut-être la conséquence de l’habitude des journalistes d’investigation de protéger leurs propres sources et de ne pas s’interroger sur les sources des confrères et consœurs…

Une procédure pénale se déroule en deux temps: il y a en premier lieu la phase d’investigation ou d’instruction, appelée techniquement «procédure préliminaire», laquelle n’est en principe pas publique. Quelques exceptions peuvent commander une entorse à la confidentialité de la part des autorités de poursuite pénale (art. 74 al. 2 CPP): collaboration de la population souhaitée, nécessité de tranquilliser la population, informations ou rumeurs à rectifier ou encore cause à portée particulière. C’est sans doute sur cette dernière exception que le Ministère public genevois s’est fondé pour publier son désormais fameux communiqué du 30 août 2018 annonçant la saisine du Grand Conseil pour la levée de l’immunité de Pierre Maudet.

C’est uniquement dans un deuxième temps, une fois l’enquête terminée, que la publicité devient la règle (art. 69 CPP). Les audiences devant le Tribunal de première instance ou en appel sont publiques, sauf huis clos prononcé pour des motifs d’ordre ou de sécurité publics ou pour protéger les participants à la procédure.

…mais pas des sources astreintes au secret

Dans la procédure préliminaire en cours dans l’affaire Maudet, à l’exception des communiqués publiés par le Ministère public, la confidentialité n’a manifestement pas été levée. En clair, cela signifie que le procès-verbal de l’audition d’un témoin-clé n’aurait pas dû atterrir dans les mains d’un journaliste. Ce ne sont d’ailleurs pas que les procès-verbaux des auditions qui ont été transmis à la presse (qui en a reproduit des pages entières), mais également des pièces du dossier, comme ces fameux messages WhatsApp et courriels échangés par Pierre Maudet et les témoins.

Les personnes qui ont assisté à ces auditions doivent se compter sur les doigts des deux mains. Si l’on en croit le compte-rendu fait dans l’article du Temps précité, on peut se risquer à établir la liste suivante: les deux procureurs en charge de l’instruction, Stéphane Grodecki et Yves Bertossa, un greffier-juriste, un greffier ou huissier de justice, Pierre Maudet et ses avocats et enfin le témoin auditionné, Antoine Daher ou Majid Khoury, accompagné de son ou ses avocats.

Les procureurs et autres collaborateurs du Ministère public sont tenus de garder le silence sur les faits qui parviennent à leur connaissance dans l’exercice de leur activité officielle (art. 73 al. 1 CPP). S’ils violent cette obligation, ils se rendent coupables d’une infraction pénale (art. 320 CPS), outre qu’ils mettent en jeu la crédibilité toute entière de l’institution; les avocats des parties, s’ils agissent sans instructions de leur mandant, violent de façon crasse leurs obligations professionnelles et déontologiques et se rendent également coupables d’une infraction pénale (art. 321 CPS). Ils risquent la radiation du barreau et une condamnation pénale.

Restent les deux témoins en question, qui n’ont apparemment pas été auditionnés simultanément et qui n’ont de ce fait eu accès qu’à leur propre procès-verbal. Pour les témoins, comme pour les autres parties d’ailleurs, divulguer le contenu d’une audition pénale n’est pas automatiquement constitutif d’une infraction pénale: il faut encore que le Ministère public les ait explicitement obligés à garder le silence (art. 73 al. 2 CPP), sous la menace de la peine prévue dans le code pénal pour insoumission à une décision de l’autorité (art. 292 CPS). Les avocats de Pierre Maudet ont-ils requis une telle injonction de la part du Ministère public, l’ont-ils obtenue? On l’ignore.

Quel motif, dans quelle intention?

Ainsi, si l’on résume: Pierre Maudet n’a aucun intérêt à rendre public ces procès-verbaux et pièces à conviction qui alimentent le feuilleton et ne lui sont pas très favorables, pour dire le moins; les représentants du Ministère public, de même que les avocats, se rendraient coupables d’une infraction pénale grave en divulguant ces documents et mettraient en péril leur carrière et la virginité de leur casier judiciaire; enfin, les témoins n’ont semble-t-il eu accès qu’à leur propre procès-verbal d’audition et pourraient également se rendre coupables d’une infraction pénale si le Ministère public les a contraints à garder le silence.

A la lumière ce qui précède, la divulgation de ces procès-verbaux laisse tout de même un arrière-goût plutôt amer. Qui donc a transmis ces procès-verbaux et documents aux médias, pour quels motifs et avec quel agenda? Pour le savoir, il faudrait que le Ministère public décide d’ouvrir une enquête à ce sujet. Il le pourrait, car les infractions en question se poursuivent d’office et ne présupposent pas nécessairement un dépôt de plainte.

Par les temps qui courent, la divulgation de documents réputés confidentiels risque d’occuper régulièrement les autorités pénales. Toujours au bout du lac mais en Ville de Genève, une plainte pénale a été déposée par l’exécutif à la suite de la fuite de notes de frais extravagantes d’élus et de hauts fonctionnaires.

Raphaël Mahaim

Domaine Public

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