Tribune libre – Quand nous aurons un conflit, comment me traiteras-tu?

Comment une société détermine-t-elle ses valeurs ? Par sa constitution et ses lois, par les paroles de ses dirigeants ou par ses coutumes et ses mœurs? 

Un conte de mon enfance me revient à la mémoire : une souris cherchait un mari. Pour le choisir elle demandait à chaque prétendant : quand nous aurons un conflit, comment me traiteras-tu ? Tous les candidats imaginèrent le pire châtiment, jusqu’à ce que l’un d’eux lui promette de la traiter avec gentillesse. 

Cette histoire illustre le fait que c’est dans les crises et les conflits que se déterminent les vraies valeurs d’une société. Les autorités judiciaires, arbitres des conflits, établissent la ligne rouge, celle qui sépare le juste de l’injuste, le bien du mal, l’acceptable de l’inacceptable. Pour connaître les vraies valeurs d’une société, il faut donc voir comment les conflits sont jugés par les tribunaux. 

Dans une affaire de plainte pour harcèlement, le tribunal décide dans un premier temps que même s’il y a eu harcèlement et maltraitance, ils n’ont pas duré assez longtemps – soit une période arbitraire de six mois – et ce, sans tenir compte de l’intensité de la violence et de ses effets sur la victime, effectivement licenciée après 5 mois et 3 semaines. En appel de cette même plainte, après avoir balayé l’argument fantaisiste des 6 mois et reconnu le harcèlement, les juges estiment alors que la victime ayant eu un bon salaire, elle aurait dû supporter et accepter la maltraitance. 

Ce cas est similaire à une autre plainte pour harcèlement dans le cadre d’une alerte sanitaire où le tribunal confirme également le harcèlement sans pour autant condamner l’employeur. Pour cela, après 8 années de procédures judiciaires et des centaines de milliers de francs dépensés, les juges décident que la plainte est « irrecevable « . Par ailleurs, ils rejettent toute demande de dédommagement, estimant que la loi n’a pas été violée. Selon eux, l’employeur a pris des mesures correctives adéquates. Par celles-ci, ils entendent une enquête fallacieuse conduite après trois ans et demi de harcèlement. Les enquêteurs n’avaient même pas rencontré la victime et n’avaient pas connaissance des allégations et des preuves existantes. Egalement, un transfert punitif proposé à la victime, après qu’elle a survécu trois années de harcèlement.

Le poste, humiliant et placardisé, était selon les présumés agresseurs bien payé et aurait donc dû être acceptable pour la victime.

L’argent, nous y voilà ! Parce qu’il y a salaire, il faudrait accepter la maltraitance, l’humiliation… Dans une société où les valeurs sont basées sur les droits humains, c’est la dignité et non l’argent qui devrait primer. 

Je suis rebelle ; où donc est ton autorité ?

J’ai la nuit dans le cœur ; où donc est ta clarté ?

Si tu donnes l’Eden pour notre obéissance, 

Ce n’est là qu’un salaire, où donc est ta bonté ?

Dans le même cas précité, on dit explicitement à la victime qu’elle n’a pas droit à la justice laquelle déclare avoir « tempéré les témoignages des autres employés » – sans doute trop explicites à son goût. La raison ? bien qu’ayant été clairement la plus maltraitée, la victime n’aurait pas été la seule à l’être. Le raisonnement laisse pantois ! En effet, avec de tels arguments, si l’affaire de France Télécom avait eu lieu en Suisse, les dirigeants auraient été allègrement acquittés. Dans cette affaire sordide, de nombreuses personnes ont été harcelées et se sont suicidées et non pas une seule, cela rend-il le fait plus acceptable ? 

Les juges estiment visiblement que oui ! 

Par ces jugements iniques, on donne aux employeurs le mode d’emploi pour harceler leurs employés : 1) Généralisez la maltraitance, 2) Si la victime refuse de se suicider, mettez-la dans un placard, et 3) Maltraitez vos employés, si vous voulez, tant que vous payez un bon salaire. Voilà que les cadres supérieurs, qui devraient être des modèles de respect et d’intégrité et faire valoir ces valeurs dans l’organisation, sont eux- mêmes atteints par un traitement qui va de l’esclavage à une forme de prostitution. Il ne leur reste qu’à devenir à leur tour des bourreaux, des machines à broyer l’humain avec la bénédiction des juges. 

Dans un autre dossier, à Genève, le tribunal accorde une compensation significative à un banquier ayant violé les lois américaines, alors qu’un autre tribunal, dans le canton de Vaud, condamne la directrice de sécurité des aliments d’un multinationale à payer, en plus des dommages qu’elle a subis, les sommes exorbitantes de la procédure judiciaire, quand bien même elle aurait agi dans l’intérêt du public. Quel cauchemar de se réveiller un jour et voir sa vie basculer ainsi. La faute? Kafka aurait répondu « Coupable d’avoir pris la défense des consommateurs! Coupable d’avoir été victime de harcèlement, une torture psychique, et coupable d’avoir osé porter plainte !  » 

Que dire encore quand les juges agissent de manière à étouffer la vérité en refusant par exemple de demander et d’examiner un document qui permettrait de mettre à jour une supercherie, ou entendre un témoin clé ? 

On ne peut que se révolter face à ces jugements kafkaïens, aux valeurs et compétences que des juges utilisent dans leurs raisonnements et leurs délibérations ainsi que leur vision de la justice, au mépris total de l’intérêt public. Puis, par incompétence ou manque d’humanisme des juges – à moins que ce ne soit pour décourager tous ceux qui voudraient se défendre – les victimes doivent porter leur affaire d ‘un tribunal à l’autre et assumer les frais de procédure judiciaire, finançant ainsi les salaires des magistrats et avocats. 

Dans un autre procès, d’une autre nature, dans un autre pays, le jugement établira non seulement le sort de Julian Assange, mais également des valeurs telles que la limite de la liberté d’expression, le droit à l’information et à la vérité. Que l’on aime Julian Assange ou pas, il n’a fait que ce que tout journaliste aurait fait. Quant aux accusations de viol ou d’espionnage, la ficelle de salir la réputation de ses adversaires ou de les psychiatriser est éculée, il ne s’agit que d’impostures visant à discréditer les lanceurs et d’alerte et à les condamner au silence. 

Tu mets dans tous les coins une embûche cruelle, 

Seigneur, et tu nous dis : « Malheur à l’infidèle ! » 

Tu tends le piège et puis quiconque y met les pieds 

Tu le prends dès qu’il tombe en le nommant Rebelle ! 2 

Au-delà des valeurs et de la vision de la justice, il reste les procédures et les délais interminables que la justice utilise pour arriver à de telles conclusions, un peu comme si les arguments n’étaient que des prétextes pour justifier des jugements d’ores et déjà élaborés. Force est de constater que dans nombre d’affaires judiciaires, les situations de conflits d’intérêts, faux témoignages en toute impunité, analyses bâclées, négligence dans la recherche de la vérité, semi-vérités et contre-vérités voire interprétation et tempérance des témoignages et des lois, sont légion. Autant de facteurs destinés à fausser la justice et à justifier des décisions jouées d’avance. Où sont aujourd’hui les Zola et les Kafka pour décrire et dénoncer ces situations ubuesques, ces pratiques et ces décisions de justice aussi inexprimables qu’inconcevables dans un Etat de Droit ? 

Quand la société, représentée par les médias, la politique et les ONG gardent le silence face à de telles prises de position judiciaires, elle marque son consentement. 

Les décisions que les juges prennent, ainsi que les principes qu’ils suivent pour juger des préjudices, sont fondamentaux pour le bien-être d’une nation. Ce sont là les vraies valeurs et les compétences d’une société en matière de droits humains. Les autorités judiciaires se rendent-elles compte de leur responsabilité envers la population ? Réalisent-elles qu’avec de tels jugements déraisonnables, c’est la réputation et la crédibilité de la Suisse comme Etat de Droit qui sont en cause ? La Suisse serait-elle le seul pays où aucune plainte pour harcèlement ne peut aboutir ? Sont-elles conscientes que dans ce monde violent et brutal, elles ont le pouvoir d’apporter la paix et la sérénité à la société ? Qu’elles sont nos ultimes instances pour faire respecter l’essence des droits humains, la dignité. 

Qu’elles sont les gardiennes de l’éthique et de la moralité, quand ces valeurs constituent l’esprit de nos lois. 

Dans la difficulté, les gens ne peuvent que se tourner vers ces autorités. Si la justice est de fait inaccessible pour les citoyens ou qu’elle manque d’éthique et d’humanité, le peu d’espoir des victimes, déjà lésées et fragilisées par les préjudices, est anéanti. Ce qui revient à perpétuer les violences et les injustices et à leur donner un blanc-seing. Quand il n’y a plus d’espoir, la vie devient invivable. Peut-être est-ce là une nouvelle façon de laisser une caste élitaire éliminer tous ceux qui osent remettre en question le système qui les protège… 

Je remercie Madame Laure Schönenberger pour ses conseils dans la rédaction de cet article. 

Yasmine Motarjemi, Nyon

Dessin: Stephff

1/2 Omar Khayyam, poète Iranien (1048-1131) 

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