«Bien-sûr que notre banque centrale est indépendante», vient de déclarer en substance le Président turc Recep Tayyip Erdogan, juste avant de limoger par décret présidentiel (le 7 juillet) le patron de la banque centrale turque Murat Cetinkaya en affirmant qu’»une banque centrale ne peut ignorer les signaux envoyés par le Président». C’était au siècle dernier et en une autre époque – en fait il y a 22 ans – que Gordon Brown, Chancelier de l’Echiquier britannique, devait prendre la décision surprise d’accorder à la Banque d’Angleterre une liberté d’action totale dans la définition de la politique monétaire de la nation. La fixation des taux d’intérêt et des objectifs inflationnistes est en effet une chose bien trop sérieuse pour la laisser du ressort de politiques ayant eu jusque-là l’habitude de manipuler ces instruments au gré des élections. Car il n’y a évidemment pas qu’en Turquie et qu’au sein de régimes hybrides alliant démocratie, pouvoir personnel, voire dictature, que l’exécutif se mêle de politique monétaire.
Ne voilà-t-il pas qu’après s’être inlassablement répandu contre Barack Obama taxé de maintenir les taux US artificiellement bas, son successeur Donald Trump n’a de cesse d’intervenir et de stigmatiser sa propre banque centrale et son Président Jerome Powell accusés de saper l’économie à cause de la remontée progressive des taux américains. Powell doit donc subir le feu nourri – et les tweets colériques – d’un Président US foulant littéralement aux pieds l’indépendance de la prestigieuse Réserve fédérale. Tous les banquiers centraux ne s’appellent hélas pas Mario Draghi qui a tenu comme un roc, et des années durant, face à des allemands et à des hollandais déchaînés et vindicatifs à l’encontre de sa courageuse et efficace politique ayant incontestablement sauvé l’euro. Car ce n’est pas celle qui lui succédera à ce poste qui prendra le moindre risque susceptible de ternir son image consensuelle et de papier glacé.
Comme l’écrivait il y a quelques jours le Financial Times, le “whatever it takes” (de Draghi) ayant calmé la tempête européenne deviendra, avec Christine Lagarde, simplement le «whatever», en d’autres termes du n’importe quoi ! N’ayant jamais pris aucune position à l’occasion des débats économiques ayant divisé le Nord et le Sud de l’Europe lors de la crise des dettes souveraines européennes, n’ayant montré strictement aucune inclination pour les décisions de politique monétaire adoptées par la banque centrale respectivement sous Trichet puis sous Draghi, Christine Lagarde est pourtant un choix excellent … si la volonté des dirigeants européens est bien de transformer la BCE en une assemblée délibérative, voire en une chambre d’enregistrement, de leurs décisions et en une caisse de résonance de leurs angoisses. La nomination de Lagarde est donc une décision éminemment et purement politique prise par les gouvernements français et allemands soucieux de faire rentrer leur banque centrale dans le rang. Elle est aussi un signal qui sera interprété sans équivoque par les marchés, car la BCE perdra – à mesure des conférences de presse et des actions (ou de l’inaction) de Lagarde – cette précieuse crédibilité qui reste un ingrédient fondamental.
En choisissant une «rock star» à la tête d’une des plus puissantes banques centrales de la planète, les leaders européens ont ainsi décrété qu’ils n’avaient pas besoin d’un banquier central pour diriger une banque centrale. Notre monde n’a donc pas évolué depuis Karl Polanyi (1886-1964) qui décrivait l’inéluctable coloration politique du métier de banquier central.
Michel Santi