La fumée noire et grasse des incendies n’a pas fini de polluer le ciel de la péninsule arabique


Le 14 septembre dernier, en Arabie Saoudite, deux installations pétrolières de grande importance économique et stratégique, le champ pétrolier de Khurais et l’usine de traitement de Abqaiq, ont été la cible d’attaques menées par des engins volants chargés d’explosif, drone et/ou missiles de croisière. Le brouillard de guerre qui enrobe toute l’affaire, et les intérêts peu honnêtes des divers intervenants, empêchent toute certitude sur les détails de l’affaire.

La perte momentanée de ces installations a perturbé le marché du pétrole et causé une hausse des prix de cette matière première. Cela passera. L’essentiel n’est pas là. L’important est l’apparition, aux mains d’acteurs locaux, et de fabrication locale, d’un moyen d’action moderne et redoutable dans le pandémonium proche-oriental : l’engin volant explosif sans pilote, (presque) autonome.

On sait l’implication, depuis 2015, d’un groupe d’États monarchiques et conservateurs, sunnites, menés par l’Arabie saoudite, dans la guerre civile yéménite *. On connaît les dégâts causés par l’intervention militaire, les pertes humaines subies par la population yéménite, et l’enlisement des armées de ces puissances dans ce pays de montagnes et de tribus belliqueuses. On sait moins que le Yémen – regardé par certains comme un pays de bergers va-nu-pieds – a beaucoup évolué depuis le règne d’Abdulhamid II – le sultan ottoman, dans le troisième tiers du XIXe siècle – quand quelques vieux fusils suffisaient pour tenir tête à l’armée turque. Au point qu’aujourd’hui, les techniciens aéronautiques (sur MIG-29, SU-22), ingénieurs et artilleurs (sur R-17, 9K52, P-15), partisans de l’un des deux camps en présence, les Houthis, ont monté, ou mis au point, tout un arsenal de drones suicides, de missiles balistiques et de missiles de croisière, passablement efficace. Et qu’ils utilisent ces armes, régulièrement, pour atteindre des cibles en profondeur sur le territoire saoudien (jusqu’à 1300 km de leur site de lancement…).

On se moque souvent, dans les milieux spécialisés, de l’absence d’expérience, de la désinvolture et du surarmement, des militaires au service de la dynastie des Saoud. Il y a au moins une arme qui ne mérite pas ce mauvais jugement : la défense antiaérienne. Depuis 4 ans, les missiliers saoudiens ont intercepté plus d’une centaine de missiles balistiques, lancés du Yémen vers des objectifs civils et militaires. Ils comptent parmi les plus expérimentés dans leur domaine.

Et ils ne sont pas près de pouvoir abandonner leur poste de combat : aidés par des ingénieurs iraniens, recevant des systèmes d’Iran, les spécialistes yéménites – qui, eux aussi, accumulent de l’expérience – améliorent méthodiquement leurs engins. Inspirés, au départ, de modèles soviétiques (FrogScud, versions iraniennes des précédents, version iranienne du Kh-55), ou des premières créations internationales en matière de drones, puisant dans le grand marché des composants pour engins volants (techniques de fabrication de fuselage, moteurs à pistons, mini-réacteurs, systèmes de guidage, systèmes permettant le positionnement par GPS, caméras embarquées, …), ils allongent la portée de leurs drones, améliorent leur capacité de contrôle, mettent au point de nouveaux modes d’attaque. Pour le travail de repérage des cibles et le guidage terminal des aéronefs, les ennemis yéménites des Saoud peuvent être aidés par d’autres adversaires de la famille régnant à Riyad : membres de tribus écartées du pouvoir depuis la fondation du royaume, chiites des provinces pétrolières de l’Est, mécontents en tout genre…

Les cibles intéressantes ne manquent pas en Arabie Saoudite : bases militaires, ports, terminaux pétroliers, palais, ministères, aéroports civils, raffineries, champs pétrolifères, zones de stockage de produits pétroliers, stations de pompage, … Elles sont trop nombreuses pour être efficacement protégées par les batteries de missiles antiaériens dont dispose l’armée saoudienne (HawkPatriot). La péninsule est d’ailleurs trop vaste et compte bien trop de zones inhabitées pour que Riyad puisse espérer bâtir autre chose que des forteresses de DCA très localisées. Les drones volent bas, sous la couverture radar, survolent des espaces désertiques, sont assez légers pour être lancés depuis l’intérieur même du territoire saoudien ou de zones mal surveillées à ses frontières.

Depuis l’aube des temps historiques, la péninsule arabique était difficile à pénétrer : aride, désertique, sans route, peuplée de tribus pauvres et belliqueuses ; on y circulait mal et à ses risques et périls. Lorsque les USA resserrèrent leurs liens avec la famille Saoud, en 1945, ce pays, pour une puissance navale et aérienne, devait sembler facile à protéger. Quoi de plus aisé à contrôler par la mer et le ciel que des côtes rocheuses, des montagnes sans végétation et des routes en plein désert. La prolifération des drones et des missiles de croisière change la donne. L’agresseur n’a plus besoin d’une coûteuse aviation ou de lourdes colonnes blindées : l’aéronef sans pilote remet à la page l’antique tactique du rezzou bédouin.

La fumée noire et grasse des incendies n’a pas fini de polluer le ciel de la péninsule. Avec elle, s’envolera vers le néant la valeur boursière d’Aramco, la fierté de la dynastie des Saoud, la confiance intéressée de leurs vassaux et l’approvisionnement sécurisé des consommateurs européens et asiatiques d’or noir… En ce monde, rien ne dure.

Bernard Antoine Rouffaer/Orbis Terrae

* : Arabie saoudite, Bahrein, Qatar, Soudan, Emirats arabes unis, Egypte, Maroc, USA.

Photo DR

Liens

Les installations d’Abqaiq et de Khurais attaquées :

https://static.asiatimes.com/uploads/2019/09/000_1KC1F7.jpg
https://www.businessinsider.de/photos-damage-to-saudi-oil-facilities-caused-by-drone-attack-2019-9

L’arsenal de drones et missiles houthis :

https://southfront.org/missiles-and-drones-a-close-look-at-houthis-new-weapons/

La famille de missiles de croisière iraniens et houthi dérivée du KH-55 soviétique :

https://www.armscontrolwonk.com/archive/1208062/meet-the-quds-1/

Sur le système antiaérien saoudien :

https://www.defensenews.com/digital-show-dailies/dubai-air-show/2017/11/14/raytheon-saudi-based-patriots-intercepted-over-100-tbms-since-2015/

Détails sur l’attaque donnés par l’état-major houthi  (remarquez le drapeau des Forces aériennes yéménites à l’arrière-plan):

https://southfront.org/houthis-reveal-new-details-about-2019-abqaiq-khurais-attack/

Forces armées yéménites (état avant le début de la guerre civile) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Forces_arm%C3%A9es_y%C3%A9m%C3%A9nites

« Rare weapons of Saddam’s Irak, 1979-2003 »

Les drones apparaissent après la 7e minute ; les roquettes lourdes d’artillerie et les missiles balistiques à courte portée après la 9e ; les missiles balistiques à longue portée, après la 12e . Le document est un bon résumé des efforts arabes en matière d’ingénierie militaire.

Les missiles balistiques soviétique Frog-7 (code OTAN):

https://fr.wikipedia.org/wiki/9K52_Luna-M

La famille de missiles balistiques soviétiques R-11, R-17 et R-300 (Scud, code OTAN):

https://fr.wikipedia.org/wiki/Scud

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