La prochaine fois vous fermerez la porte


« La prochaine fois, vous fermerez la porte », ce furent les premiers mots qu’il m’adressa.

J’étais assise dans sa salle d’attente meublée d’une chaise, d’une table, d’une lampe. Tout était à peu près jaune. Il apparut. Je me levai, poignée de main d’usage. Son bureau : deux chaises loin l’une de l’autre, un divan style Napoléon III, en velours chair, énorme, pour obèse ou pour deux patients ça peut arriver). 

Il s’assit, moi, sur le siège près de la porte. Sa voix, quand il daignait m’adresser la parole, m’arrivait d’un espace inusité, d’une autre planète. Impossible de savoir s’il m’écoutait vraiment vu la rareté de ses interventions – lesquelles ne me parlaient guère. Je ne pus m’empêcher de lui communiquer mon impression, celle d’avoir à faire à un bonze muet. Je ne crois pas que cette définition lui fit plaisir. Il l’avala comme une grenouille qui aurait ingurgité par erreur un cactus. Au bout de cinquante minutes dûment contrôlées à sa montre, il me signifia que c’était fini. Je ne lui avais même pas parlé de mon époux dont la mort m’avais précipitée dans la dépression, d’où le psychiatre censé me soulager en silence. Il était content de son travail et moi, de m’en aller. Il ne s’était rien passé. Je lui avais parlé de Jean-Pierre Pedrazzini (je venais de lire une revue qui lui était consacrée, raison pour laquelle il m’était venu à l’esprit). Ce fameux reporter de Paris-Match désirait travailler avec moi, m’apprendre sa profession, à l’époque on disait « reporter de guerre ». Il avait 26 ans, moi, 16. Il était beau, aimait la vie et peut-être moi avec. Je ne me souvenais de presque rien, sa mort m’avait rendue amnésique. Je l’avais apprise par les journaux : criblé de balles sur la place principale de Budapest. En 1956, des balles soviétiques. La Hongrie avait osé se rebeller contre l’occupation de l’U.R.S.S.  Le père de Jean-Pierre avait refusé de faire ce qu’avait voulu son fils : me présenter à Paris-Match : »Je suis déjà responsable de la mort de mon enfant, je ne veux pas que vous subissiez le même sort par ma faute ». Là s’arrêtaient mes souvenirs. Le psy était resté sans réaction, sagement assis loin de moi. À peine si je l’entendais les rares fois où il se manifestait verbalement. Au bout de quatre séances, il m’annonça qu’il prenait un mois de vacances. J’eus l’impudence de lui demander quel lieu il avait choisi. Il ne me gratifia même pas d’un regard. j’avais fauté. Quelques jours avant son retour, mon amie d’enfance, qui habitait Lugano, m’invita chez elle une semaine. j’écrivis aussitôt au psy pour le prier de m’excuser : je serais absente à son retour et ne viendrais que le mercredi suivant.

J’apparus donc avec une semaine de retard tandis qu’il s’était offert un mois qui ne l’avait guère rendu plus amène. Il me fit d’abord remarquer que je ne m’étais pas assise sur la chaise qui m’était attribuée mais sur la banquette moins éloignée de lui. Je me rendis compte du stress subi par la traversée périlleuse des travaux qui mènent à son cabinet autour du tram 12 et du CEVA, des passages dans plus de 30 cm. de sciure, des rails du tram qui me frôlaient les chevilles, du vacarme des engins à moteur qui achevaient de me rendre sourde. Ce jour là, le dernier, je lui parlai enfin de l’homme que j’avais aimé et que la mort m’avait arraché. Enfin je lui parlai de ma souffrance, de mes jours et de mes nuits vides, de ma douleur, de mon désespoir, des souvenir, surtout les plus beaux, qui me torturaient. Il m’aimait, il m’idolâtrait, moi de même. Je sentais ma voix défaillir, mes yeux se noyer. L’autre , en face , loin, immobile. Au bout de cinquante minutes, il regarda sa montre. Il m’informa que toute absence de ma part me coûterait 160 francs – 80 s’il était prévenu deux semaines à l’avance. « Et si je suis malade » osai-je articuler. -Si vous êtes malade, c’est la même chose. Il regarda sa montre : 52 minutes. La séance était terminée, il me congédiait.

Je me levai, lui tendis une main d’adieu mais il ne le savait pas encore. Dans l’après-midi, une amie me suggéra de lui écrire la phrase la plus brève possible, sans l’ombre d’une explication. De toute façon, vu mon état de santé, je ne pouvais garantir absolument qu’une fois ou l’autre je ne me présenterais pas.

J’écrivis donc : Cher Docteur,

Ce qui suit pour vous informer que je renonce à ma psychothérapie. Bien à vous. Signature.

Florence Scaramiglia

Photo infoméduse: Académie de musique Ferenc Liszt, Budapest, décembre 2018.

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