L’estampe dans tous ses états


Parmi les ensembles d’importance mondiale conservés en Suisse, tels ceux de Bâle, Zurich (ETH) ou Genève, le Cabinet Cantonal des Estampes, hébergé au Musée Jenisch, mérite une mention spéciale. Constitué par l’heureuse réunion de plusieurs Fonds (William Cuendet, Pierre Decker, Pierre Aubert, Atelier de Saint-Prex) venus s’ajouter à ceux de l’Etat de Vaud et de la ville de Vevey, il célèbre son trentième anniversaire par la présentation de près de trois cents épreuves, ce qui représente moins de 1% de ses réserves …

Si notre canton est si riche en estampes, c’est qu’il l’est aussi en artistes  reconnus (Felix Vallotton, Jaques Berger, Albert Yersin ou l’illustre atelier de Saint-Prex entre autres) dont certains sont aussi  collectionneurs, voire mécènes, comme Alexis Forel, fondateur du Musée de Morges, ou Gérard de Palézieux, dont la généreuse donation a récemment enrichi la collection, et dont l’œuvre rencontre actuellement un beau succès à Paris, à la Fondation Custodia.

L’estampe ou la gravure (deux termes souvent confondus à tort), c’est comme la musique de chambre, que Vallotton illustre glorieusement dans l’exposition par sa fameuse série de bois gravés: elle a ses amateurs passionnés, que ne rebutent ni l’austérité due à l’absence fréquente de la couleur, ni l’attention qu’elle requiert de la part du spectateur. C’est un art tout à la fois démocratique et élitaire. Démocratique par ses prix, et sa production de multiples, qui favorisent sa diffusion – mais les états successifs n’empêchent pas la recherche de l’épreuve rare ou unique. Elitaire par la compétence nécessaire à sa compréhension. Et c’est pourquoi l’on appréciera la clarté de l’appareil didactique qui encadre l’exposition en déclinant les espèces et les genres. La publication d’un Petit traité des techniques de l’estampe, comprenant entre autres des textes de Maxime Préaud et de Florian Rodari, prépare ou prolonge aussi utilement la visite.

Le classement se fait par matières, instruments, ou procédures. C’est ainsi que la gravure en creux ou taille douce s’oppose à celle en relief, dite taille d’épargne, et que l’on distingue divers modes d’encrage ou types de presses. L’infinie variété des effets résulte tant de la diversité de matériaux des matrices (métaux, pierres, bois, linoléum, verre, tissus, encres) ou des supports (papiers divers) que de celle des outils (burin, pointes, brunissoir, gouge, crayon, pinceau). Lithographie, xylographie, sérigraphie, cliché-verre, eau-forte, tout ce vocabulaire technique s’éclaire dans des panneaux didactiques conçus pour attirer l’attention sur les subtilités de cet art protéiforme. Il s’agit surtout d’aider à voir, car pour apprécier pleinement l’estampe, il faut comprendre “comment c’est fait”. Prenez votre loupe, car ici le bon Dieu niche souvent dans les  détails, comme disait Aby Warburg. Et quelle que soit la dimension de la planche, il y a toujours plus à découvrir que ce que révèle le premier regard. On découvrira ainsi l’apparition étrange d’un profil du sphinx de Giseh dans une vue de Paris de Meryon, Le Petit pont

La gravure, c’est d’abord un métier –  justement ce qui manque trop souvent dans l’art contemporain … Le sommet de la maîtrise est illustré par la célèbre Sante Face  de Claude Mellan, qui vous accueille à l’entrée de la première salle. Il faut s’approcher pour vérifier que ce trompe-l’œil, op art avant la lettre, est bien produit par un sillon unique, creusé par le burin à la force du poignet, et dont seules les variations de largeur et de profondeur, résultant de celles de la pression de l’outil, suggèrent le clair-obscur du volume représenté. Ce tour de force ahurissant témoigne d’une virtuosité inouïe qui consiste à dessiner presque à l’aveugle (la trace est peu visible sur le cuivre) sur une matrice que l’on est donc obligé de faire tourner pour suivre la spirale, le burin se poussant avec la paume de la main! 

Mellan, dont l’œuvre gravé à fait l’objet d’une très généreuse donation du regretté Jacques Treyvaud – lui aussi passionné de musique de chambre – est en bonne compagnie: celle de son contemporain Robert Nanteuil, admirable portraitiste  du Grand siècle français, objet d’une autre donation spectaculaire, et de son précurseur Goltzius, inventeur de la taille parallèle. Sans parler de Dürer, dont on verra réunie ici en un prestigieux triptyque, les trois plus célèbres gravures, Jérôme, la Melancholia et le Chevalier.

Mais aux antipodes de la discipline rigoureuse du burin, comparé parfois au genre exigeant du quatuor à cordes, l’estampe connaît aussi un territoire de liberté, où s’affirme notamment la spontanéité du monotype, ou celle de l’eau-forte et de ses nombreuses variantes (aquatinte, vernis mou, gravure au sucre, etc.) ainsi que de tous les procédés mixtes expérimentés dans la cuisine des ateliers. C’est le lieu de la surprise féconde, l’occasion de laisser l’initiative à l’inventivité du matériau. Et les jeux d’ombre et de lumière sont souvent inspirés par la vocation propre du procédé technique lui-même, taille blanche ou manière noire par exemple.

L’accrochage par techniques a le grand avantage de permettre ici la comparaison de l’ancien et du moderne sans tomber dans le coq à l’âne, à la mode de nos jours. Callot, Rembrandt, Piranèse, Tiepolo, Goya, Corot, Degas, les Nabis, Picasso, aucun nom important de l’histoire de l’estampe ne semble manquer à l’appel, et l’on aurait de la peine à nommer les absents, tant le menu est abondant.  Mais aux nombreuses retrouvailles s’ajoutent d’heureuses découvertes qui contribuent au plaisir esthétique procuré par ce feu d’artifice. Décidément, il faut voir et revoir cette exposition, aussi séduisante qu’intelligente.

Philippe Junod

Musée Jenisch, Jusqu’au 5 janvier. A l’étage, Courbet dessinateur, jusqu’au 2 février.

Illustration: Claude Mellan, burin, 1649 (détail)

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