“L’automatisation de l’économie posera la question d’une réduction importante de la démographie et de réels risques de dérives totalitaires”


Vincent Held, vous êtes économiste lausannois et l’auteur d’essais sur la gouvernance financière du monde. Une nouvelle crise financière d’ampleur menace. Depuis l’affaire chypriote de 2012-2013, une idée s’est répandue qui trouve régulièrement son répondant dans de nouvelles lois. Vous en donnez la liste. Cette idée consiste à utiliser l’argent des déposants pour renflouer les comptes de la banque dans laquelle ils ont déposé leurs avoirs. Confisquer l’épargne des déposants pour sauver les grandes banques… Dites-nous en plus ? 
Vincent Held: Comme l’a très bien expliqué le think tank gouvernemental France Stratégie, les confiscations bancaires sont la « solution la plus évidente » pour régler la question du surendettement des zones euro et dollar. L’effondrement annoncé du marché de la dette sera compensé par une destruction de notre épargne. Les fameux quantitative easing européen et américain n’ont rien résolu. Ils n’ont fait que repousser le problème de quelques années en l’amplifiant. 

Je poursuis en précisant en quoi la Suisse est concernée par cette question. La « politique non conventionnelle » de la Banque nationale, qui a été lancée en 2008 par Jean-Pierre Roth, a rendu la Suisse solidaire de ce surendettement euro-américain. Le bilan de la BNS est gorgé de dette américaine et européenne ! Par ailleurs, nos banques – et pas seulement UBS et Credit Suisse – sont très exposées à certains marchés spéculatifs internationaux, notamment dans le secteur hypothécaire. Ce n’est donc pas un hasard si nous avons aujourd’hui les mêmes lois d’expropriation qu’en Europe et aux États-Unis.

Plus précisément, ces lois confiscatoires ont été adoptées dans le cadre de la législation « too-big-to-fail » de septembre 2011, qui a par exemple été activement soutenue par Alain Berset. Trois mois plus tard, il était propulsé au Conseil fédéral. C’est une concomitance que je trouve extrêmement frappante.

Il est encore plus troublant de voir qu’UBS et Credit Suisse ont participé à la rédaction de ces textes de lois, qui leur offrent une garantie d’État illimitée. Quitte à exproprier les épargnants suisses pour les renflouer en cas de coup dur, ce qui est d’ailleurs largement prévisible aujourd’hui.

Les politiques d’assouplissement monétaires menées par les banques centrales des grands pays occidentaux après 2008 trouvent actuellement leurs limites. Les quantitative easing ont gorgé les marchés financiers de liquidités, sans pour autant remettre l’économie mondiale sur les rails d’une croissance solide et régulière. Les propositions visant à mettre en place un revenu de base universel se multiplient, et viennent désormais de partout : de la gauche, de populistes, d’économistes, de grands banquiers, d’associations professionnelles… Alors, est-ce, finalement une bonne idée?
Avant tout, il faut remarquer que les banques centrales ne peuvent pas faire grand-chose sans le soutien actif des banques commerciales, qui créent l’essentiel de la masse monétaire. Les banques centrales n’auraient jamais pu intervenir de façon aussi massive sans mettre en jeu l’épargne des citoyens. Et c’est pour cela que tant de pays ont adopté des lois de confiscation de l’épargne suite à la crise subprimes. Il faudra bien que quelqu’un paie pour les « plans de sauvetage » à répétition des zones euro et dollar !

Pour ce qui est du revenu universel, cela fait effectivement des années que les banques centrales sont prêtes à le mettre en œuvre en cas de « scénario catastrophe ». C’est le fameux « hélicoptère monétaire ». Cet été, Philipp Hildebrand, l’ancien président de la BNS, qui conseille la BCE depuis des années, a expliqué que Christine Lagarde serait bientôt forcée de recourir à cet « hélicoptère monétaire ». Cela revenait à annoncer l’arrivée à court terme d’une crise financière majeure.

Pour répondre plus directement à votre question, je crois que l’engouement actuel autour du revenu universel est surtout lié à la possibilité qu’offre aujourd’hui l’intelligence artificielle d’automatiser l’économie dans des proportions considérables – et notamment les emplois administratifs et de conseil à la clientèle. McKinsey envisageait récemment la destruction de 1 à 1,2 millions d’emplois en Suisse d’ici 2030. Or, ce cabinet conseille « presque toutes » les entreprises du SMI, ainsi que la Confédération… Donc on peut supposer qu’ils savent de quoi ils parlent !

L’intelligence artificielle – par son efficacité et sa productivité –  va bouleverser un grand nombre de secteurs professionnels, en particulier ceux où œuvre les classes moyennes occidentales. Le revenu de base universel a-t-il pour but de faire accepter à la population la généralisation de la précarité professionnelle et la nouvelle faiblesse des salaires?
En 2016, un dirigeant de Credit Suisse avait expliqué qu’un jour ou l’autre, le revenu universel permettrait de calmer les gens pour éviter une révolution… Il faisait visiblement allusion à la prochaine crise financière, qui risque effectivement de provoquer un choc politique tout autant qu’économique. De ce point de vue-là, le revenu universel devrait contribuer à amadouer les gens qui auront été dépouillés par les confiscations bancaires.

Mais le cœur du sujet, c’est effectivement l’automatisation de l’économie. Si des dizaines de millions d’Occidentaux venaient subitement à être écartés du marché du travail, comme l’envisagent par exemple l’Université d’Oxford, l’OCDE, les sociétés Deloitte et McKinsey – ou encore Mark Zuckerberg, cela poserait inévitablement la question d’une réduction importante de la démographie. Et de fait, l’ONU et le Forum de Davos tentent depuis plusieurs années d’imposer des transformations sociétales qui pourraient conduire à un effondrement complet de la natalité dans les pays occidentaux. Une seconde transition démographique, en quelque sorte. Tout ceci est parfaitement cohérent avec l’idée d’une automatisation de l’économie extrêmement forte dans les années à venir.

Le versement régulier d’un revenu de base risque de provoquer une hausse de l’inflation. Afin d’éviter un tel phénomène, il est préconisé de restreindre, ou supprimer, les prêts à la consommation, les leasings, les crédits hypothécaires. Seuls seraient autorisés les crédits accordés aux entreprises dans le but d’augmenter leur productivité. Pouvez-vous nous décrire le nouveau paysage économique qui résulterait de telles décisions?
Les grandes banques vont survivre à la crise, mais elles deviendront plus petites. Elles vont donc concentrer leurs activités de crédit sur des secteurs hyper-rentables, comme par exemple l’Agritech, un domaine auquel UBS s’intéresse énormément. Il s’agit notamment d’automatiser l’agriculture et de créer la viande, les œufs et le lait en laboratoire. La viande synthétique étant d’ailleurs un secteur dans lequel Migros et Coop investissent depuis quelque temps, ce qui est plutôt inquiétant pour l’avenir de nos paysans, soit dit en passant.

Un autre domaine à forte croissance va être l’industrie de l’hydrogène, dont on parle, là encore, étonnamment peu. Pourtant, c’est un lobby gigantesque, et l’Union européenne a déjà annoncé des objectifs extrêmement ambitieux en la matière. Et enfin un dernier exemple, pour la route : le développement de taxis et d’engins de livraison autonomes (drones, camionnettes, etc.), qui nécessitent toutefois l’installation d’un réseau de 5G fiable. Mais il semblerait que ce projet hautement attrayant sur le plan financier soit en train de se heurter à des résistances inattendues – et pas qu’en Suisse…

Quant aux crédits aux petites entreprises et aux particuliers, ce marché risque bien d’être accaparé par les géants du numérique. Ce sont eux en effet qui sont les plus à même d’évaluer notre solvabilité, grâce aux informations illimitées dont ils disposent sur nous. C’est d’ailleurs l’approche qui est déjà pratiquée en Chine, où Tencent et Alibaba sont devenus des acteurs majeurs des crédits peer-to-peer, à destination des particuliers et des PME. 

La collecte de données sur les citoyens, par les États et les entreprises, a, de nos jours, le vent en poupe. Le modèle chinois est celui qui semble vouloir aller le plus loin, avec une notation permanente des actes et du mode de vie des citoyens du Céleste empire. Qu’est-ce que l’avenir, en ce domaine, réserve aux Européens en général et aux Suisses en particulier ?
Eh bien, cela pose la question des biais idéologiques, puisque les GAFAM prônent toutes les valeurs de la « diversité ». Cela laisse augurer de discriminations « positives » basées sur le sexe, la race, la religion, l’orientation sexuelle, etc. D’autant plus que ces pratiques de discrimination « inclusive » sont recommandées par la Commission européenne elle-même ! En fait, plus une catégorie de citoyens (femmes, LGBT, etc.) va être considérée comme défavorisée, et plus elle aura vocation à bénéficier d’un traitement de faveur – y compris, par exemple, en matière pénale !

Au-delà de l’automatisation des métiers, l’intelligence artificielle offre donc des potentialités d’ingénierie sociale considérables. Avec, d’ailleurs, de réels risques de dérives totalitaires.

Propos recueillis par Bernard Antoine Rouffaer, Orbis Terrae

Après la crise – Chronique de l’émergence d’un nouvel ordre monétaire international, par Vincent Held, Editions Réorganisation du Monde, 2018 

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