Le Misanthrope est de passage en Suisse dans une mise en scène de Peter Stein


La pièce Le Misanthrope, dans une interprétation intense de Lambert Wilson (©SvendAndersen), est de passage en Suisse. Après une 1ère représentation au Théâtre de Beausobre le 12 février à Morges, le spectacle s’est également donné sur la scène du BFM à Genève et poursuit son périple en Suisse romande (*) avant d’atteindre Bâle. La mise en scène est signée par Peter Stein, grand réformateur du théâtre allemand dans les années 1970-80.

Ce classique de Molière, dont le sous titre «L’ Atrabilaire amoureux » est tout aussi évocateur que le titre, a été écrit puis joué par un auteur en révolte contre les artifices mondains régnant dans les milieux de la cour du Roi-Soleil. Louis XIV avait 27 ans lorsque Molière écrivit la pièce en 1666 et depuis la chute de Fouquet son emprise était croissante dans son Royaume de France. Ses courtisans commençaient à craindre de lui déplaire et l’hypocrisie, le double langage mondain ne faisaient qu’empirer. Qualifiée par ses contemporains de « portrait du siècle », cet opus critique la vanité du monde par la voix d’Alceste. Une œuvre qui reste résolument moderne : sommes-nous obligés d’accepter ce qui nous heurte radicalement dans le fonctionnement d’une société et de nos contemporains? Si Alceste choisit de dénoncer avec une âpreté héroïque, il n’est toutefois pas dépourvu de fragilités car très épris de Célimène, une jeune femme qui paradoxalement est à son opposé et représente même tout ce qu’il déteste. Cette veuve frivole tient salon, s’entoure de fades soupirants et ne veut pas renoncer à son monde, bien qu’attirée par Alceste. Au sujet de ce dernier, le metteur en scène signale une combinaison contradictoire qui rend cet anti-courtisan ou anti héros «touchant (…) nous comprenons ses sentiments. Les raisons de sa misanthropie peuvent aussi aujourd’hui nous plonger dans le désespoir. L’élégance des vers, le sarcasme et l’ironie des dialogues font de cette pièce la comédie classique pour l’éternité.»

Dès l’ouverture deux visions s’affrontent : franchise radicale contre mondanité hypocrite

Pas de lever de rideau, le décor est donné au regard d’emblée et les deux premiers personnages apparaissent dès que les feux de la rampe éclairent la scène. Commence alors leur échange de vues en bordure de plateau, comme à la lisière de deux mondes. Ce dialogue initial entre Alceste et Philinte est comme une joute philosophique entre l’aspiration intransigeante à l’authenticité et un accommodement mou aux travers d’une bienséance fallacieuse. Il fallait de l’audace pour créer en ce personnage exigeant qui refuse tout compromis, tout compliment ou propos de circonstance pour revendiquer la fidélité à son idéal. Molière sachant la nature humaine complexe, il pimente le personnage d’Alceste en l’écartelant entre ses idéaux et l’amour qui le consume pour Célimène. Romantisme et burlesque peuvent-ils donc coexister, il n’y a pas à trancher entre tragique et pathétique, tout est dans la pièce. Alceste, longue chevelure noire bouclée, est campé avec fougue et élégance par un Lambert Wilson trépidant, occupant généreusement l’espace physiquement et vocalement. Son premier interlocuteur, par contraste, apparaît plus effacé. Même le second rôle de la pièce, la Célimène de Pauline Cheviller, semble un peu en retrait face à l’intransigeance ténébreuse de l’Alceste de Lambert Wilson. Les interprètes d’Oronte (Jean-Pierre Malo) et d’Arsinoe (Brigitte Catillon) font un peu mieux front par un jeu et des inflexions qui mettent en relief leur double discours. Alceste se démarque aussi par le code vestimentaire, austère et principalement de noir vêtu à part le jabot blanc de la chemise et quelques rubans vert foncé, alors que les autres – hormis la dévote Arsinoé, sont vêtus de somptueuses étoffes aux couleurs chatoyantes (les magnifiques costumes d’Anna Maria Heinrich).

Sobriété efficace de la mise en scène et fidélité à l’esprit de Molière

Un parquet de bois clair et une paroi lambrissée de même bois flanquée de grands miroirs délimitent le fond de scène et esquissent avec une sobriété efficace le style Grand Siècle. Ce décor sera agrémenté au gré des scènes par des chaises façon d’époque, tendues de cuir rouge, taches de couleurs venant compléter celles des costumes sur le fond clair. Cette économie de moyens laisse imaginer à la fois une galerie, une antichambre, un couloir aussi bien qu’un salon. La sensation d’un lieu de passage est renforcée par les entrées et sorties des personnages, uniquement à cour et à jardin, comme s’ils passaient perpétuellement d’un endroit à l’autre sans vraiment se rencontrer. Une issue frontale à l’arrière scène sera aménagée en toute fin de pièce pour un usage unique et un effet spécial réservé à la dernière image qui se fixera sur notre rétine, comme nous le verrons. Nul tomber de rideau entre les scènes, mais un noir et une bande son combinant selon des dosages variables des bruits de vent, pluie et roulements de tonnerre. La tempête émotionnelle à laquelle doit faire face Alceste intérieurement?

Pas d’extravagance dans la scénographie, ni dans la mise en scène que l’on peut considérer comme proche de l’esprit de Molière. Prenons par exemple le frontispice des 2 premières éditions du texte au 17e où l’on voit, derrière les deux personnages représentés sur la gravure, un décor similaire à celui choisi par le metteur en scène, une salle nue lambrissée et seulement agrémentée de chaises. De fait, dans la mise en scène de Peter Stein, les chaises sont les seules variantes du décor : il y en a en plus ou en moins selon les scènes et le nombre de personnages. Elle constituent un discret ballet et un écho à la valse des amants de Célimène, jusqu’à la dernière scène où elle s’assiéra sur la seule chaise placée au centre du plateau. Dans cette posture elle ploiera, nuque courbée, sous les reproches de ses amants debout autour d’elle, y compris Alceste qui la poussera dans ses derniers retranchements. Autre proximité des choix de mise en scène avec la première création de la pièce au Palais Royal, c’est un Molière d’âge mûr qui joua d’abord le rôle d’Alceste et le costume qu’il portait comportait des rubans vert foncé. Cela est attesté dans l’inventaire de ses costumes.

Prééminence du sens par le texte

En somme, la mise en scène minimaliste invite le spectateur à se concentrer sur le texte. Son phrasé est d’ailleurs agréable à écouter chez tous les comédiens. La fluidité de leur diction fait presque oublier que le texte est écrit en alexandrins, tant il est dit avec une sorte de nochanlance contemporaine. Est-ce que dans le fond Peter Stein aurait décidé de se tenir proche du texte jusqu’à le prendre au pied de la lettre? On peut le voir ainsi à la lumière du fait que le comédien choisi pour le rôle dudit «petit marquis» est réellement très petit de taille et que l’image finale des dunes illustre sans détour le «désert» humain que traverse Alceste et vers lequel il préférera fuir plutôt que se compromettre avec un monde qu’il rejette. Ainsi, en lieu et place du décor de bois qui a prévalu durant quasi toute la représentation, apparaît un désert de sable dans l’encoignure d’une porte ouverte et affublée d’un lumineux « Sortie ». Faut il sortir du monde pour se trouver ? L’expression théâtrale mène-t-elle à la liberté ? La scène du théâtre est-elle aussi touchée par l’hypocrisie et faut-il prendre la sortie ? Ou peut-on en déduire que le metteur en scène décide de prend congé, à 81 ans, des artifices du théâtre ? Cette fin ouverte a l’avantage de nourrir nos questionnements.

Cecilia Hamel

(* ) Après le Théâtre Le Baladin le 18 à Savièse, le spectacle ira notamment, ce mois de février 2020, au Théâtre du Crochetan le 19 (Monthey), à Equilibre Nuithonie le 20 (Fribourg), au Théâtre de Bâle le 21. La plupart des représentations affichent complet ce qui n’empêche pas de tenter sa chance…

Les chaises constituent un discret ballet et un écho à la valse des amants de Célimène.
Photo ©SvendAndersen

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