Cessez de rire, charmante Helvétie !


Les Suisses ne sont pas connus pour être des lièvres dans la communication des scandales. L’affaire Crypto en est le dernier exemple. Le 11 février, un consortium de médias internationaux révèle que l’entreprise Crypto spécialisée dans le cryptage de documents a été pendant des décennies contrôlée par les services de renseignements américains et allemands. Les 120 Etats qui ont acheté ces machines truquées ignoraient que la NSA et le BND avaient accès à leurs communications cryptées.

Les négociations de paix au Moyen-Orient à Camp David en 1978, la crise des otages américains en Iran en 1979, le coup d’Etat de Pinochet au Chili en 1973, la guerre des Malouines en 1982 : les barbouzes américains et allemands suivaient ça en direct grâce à la magnifique technologie suisse. Ce sont des informations de la CIA qui ont révélé le scandale de la plus importante opération d’espionnage du siècle dernier.

Un séisme politique dans la Suisse neutre ! Qui savait, qui a couvert la vérité ? Comme toujours dans ces cas-là, c’est le triomphe des trois singes qui se cachent les yeux, la bouche et les oreilles. Tout le monde se refile la patate chaude. Il a fallu que les archives fédérales mettent un peu d’ordre dans leur bazar pour que de vieux rapports révèlent que plusieurs membres du gouvernement étaient parfaitement au courant et ont couvert les accords secrets entre la Suisse neutre et ses alliés de l’OTAN.

Et qu’est-ce qui s’est passé ? Rien. Le gouvernement garde un silence prudent. Des parlementaires se consultent pour créer une commission d’enquête. Quand ? Face au danger, le monde politique adopte la stratégie de la tortue : rentrer dans sa carapace en attendant que ça passe ! Mais tout le monde comprend que la sacro-sainte neutralité suisse vient de prendre un méchant coup. La Suisse neutre ? Quand ça arrange le monde politique, les militaires et le business. Ceux qui n’ont pas la mémoire courte se souviennent du scandale des fiches en 1981, quand les barbouzes espionnaient des milliers d’opposants, de politiciens et de journalistes, comme moi. Ou du scandale des fonds juifs en déshérence en 1995, quand les vertueuses banques suisses gardaient l’argent des Juifs déposés en Suisse pour échapper aux nazis. Bref, comme l’écrivait Jean Ziegler : « Une Suisse au-dessus de tout soupçon ».

Si des Suisses croyaient encore au mythe de la Suisse neutre et vertueuse, solide comme le Cervin, ils devraient comprendre que leur beau pays a été instrumentalisé par l’Amérique pendant la guerre froide, avec l’accord et la complicité de ses dirigeants. Dans le quotidien Le Temps, l’historien Luc Van Dongen rappelle quelques vérités gênantes : « Il fallait inciter la Suisse à contribuer respectivement à la guerre froide et à la propagation de la civilisation américaine ». Dans ce grand jeu, la Suisse était un pion idéal : « petit pays neutre, situé au coeur de l’Europe, stable et prospère…étonnamment vigoureux dans son anticommunisme… accueillant de nombreuses organisations internationales ». Et notre redoutable chercheur rappelle en vrac que le fameux Institut universitaire de hautes études internationales, où j’ai fait mes études, a été financé par la fondation Ford, que certains grands noms de la presse suisse ont collaboré avec les barbouzes anglo-saxons, que les fondations américaines ont été généreuses avec les intellectuels et les artistes suisse de gauche. Bref, la neutralité suisse était « également profitable à l’ensemble du camp spirituel et moral de l‘Occident ». Le mythe de Guillaume Tell, le peuple des bergers / est libre sur sa terre / nul ne peut le corrompre / par l’épée ou par l’or ! Pour parodier Serge Reggiani, quand il chantait Les Loups cessez de rire, charmante Helvétie, les Yankees sont entrés dans nos montagnes ! Voici le coup de grâce de l’historien : la neutralité, « un brillant mais hypocrite instrument de politique étrangère et de politique économique. Comme la vérité n’est pas avouable, il vaudrait mieux qu’elle ne soit pas dite, voire pas du tout connue ». Dans l’Antiquité, on mettait à mort le messager qui apportait de mauvaises nouvelles. Luc Van Dongen a bien de la chance de vivre au XXIe siècle !

Marc Schindler

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