« My walking is my dancing » dit-elle. « Their dancing is like our walking » : c’est la sensation qu’inspire ce ballet.
La dernière création en date de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaker donne à voir et à entendre les Six Concertos brandebourgeois de Johann Sebastian Bach. Créé et ovationné à la Volksbühne de Berlin en 2018, le spectacle « Six Brandeburg Concertos » était de passage à Genève en Première Suisse. Les représentations ont eu lieu à guichets fermés du 20 au 23 février 2020 au Bâtiment des Forces Motrices (BFM), à l’instigation du Grand Théâtre et de l’Association pour la Danse Contemporaine (ADC).
L’Allemagne a eu sa grande dame de la danse (post moderne et Tanztheater) en la regrettée danseuse-chorégraphe Pina Bausch, des années 60 à 2009. Depuis le début des années 80, la Belgique a toujours la sienne en Anne Teresa De Keersmaeker, née 20 ans après Pina. Formée au creuset de l’école Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles puis à la Tish School of Arts de New York, elle traça tôt sa voie avec des soli originaux et rigoureux. Sa visibilité démarra en 1980 avec FASE, sur une musique de Steve Reich. Pendant qu’elle travaillait à cela à New York, elle écoutait en permanence les concertos de Jean-Sébastien Bach qu’elle allait chorégraphier près de 40 ans plus tard. Entre deux il y eut son Rosas, très remarqué en 1983 et marquant le début de sa compagnie Rosas, établie depuis lors à Bruxelles. Dès le départ, l’importance de la musique est cruciale, ce qui en soi n’est pas surprenant en danse mais va, chez De Keersmaeker, un cran plus loin. La danse dans son œuvre n’entre pas seulement en synergie avec la musique, elle ne s’inspire pas non plus seulement de la musique tout en évitant la littéralité de la traduction : elle se fonde sur l’organisation structurelle et les colorations de la musique choisie pour construire un système chorégraphique qui répond en écho, comme le ferait un décalque modi et qui interagirait avec la trame première. Dans ce ballet, 16 danseurs comprenant 3 générations de la Cie Rosas sont emmenés par la musique des 23 musiciens du B’rock Orchestra, guidés dans la fosse d’orchestre par la violoniste Amandine Beyer.
La matrice gestuelle du ballet est donnée au spectateur dès le 1er concerto
Les instruments s’accordent, puis la scène du BFM est investie par les danseurs qui entrent nonchalamment (4 femmes et 12 hommes). Tous vêtus de noir, presque comme à la ville, et chaussés, ils s’alignent à l’horizontale et s’immobilisent, silhouettes noires se détachant en fond de plateau comme des notes de musique. Le 1er concerto en fa majeur et sa tonalité enjouée les met en mouvement. Toujours en ligne, ils s’avancent puis pivotent, retournant sur leurs pas. La modification de la marche est progressive, par petites touches, nous rendant désireux de débusquer la logique qui la sous-tend. Face à la complexité de la partition, la chorégraphe n’a pas essayé d’associer un danseur à une voix instrumentale mais a élaboré un système fait de règles – pouvant être brisées par moment, tout comme chez J.-S. Bach. Elle explique avoir mis en place une architecture forte et claire pour tenter de répondre « par un contrepoint chorégraphique au contrepoint musical, mesure par mesure et de faire coïncider la logique du vocabulaire dansé avec la musique ». (*)
Ce 1er concerto, surtout dans son mouvement lent, lui sert d’exposition des principes organisateurs de la chorégraphie. D’abord elle « laisse le groupe de danseurs au complet marcher à l’unisson », selon son principe récurrent « My walking is my dancing », à comprendre par comme je marche, je danse. Ensuite elle installe le 1er contrepoint visuel. La marche initiale en ligne, entre l’avant et l’arrière plateau, se transformera en cours, empruntant d’autres tracés. Comme souvent avec elle, la chorégraphie s’appuie sur un graphe au sol composé de cercles, de lignes droites, de pentagrammes et de spirales.
Un vocabulaire chorégraphique simple et clair en écho aux variations polyphoniques de Bach
La musique de Bach recèle un fort potentiel pour la danse en dépit de son abstraction. Rappelons que certaines pièces, telles que les partitas, sont composées sur la base d’une succession de danses (sarabandes, menuets, gigues…) Dans sa musique, selon la chorégraphe, tout est communication. S’appuyant sur la rhétorique classique, le compositeur maniait bien « l’art de tenir son auditoire (…) d’user de l’opposition et du contraste (…) il contourne des règles qu’il maîtrise à la perfection, ce qui lui permet de projeter sa musique dans un perpétuel mouvement, tant sur le plan émotionnel que sur le plan physique ». C’est pourquoi, probablement, sa musique se laisse facilement danser.
Six Brandeburg Concertos est une chorégraphie sans prouesse physique spectaculaire mais habitée d’une gestique qui semble couler de source sans requérir de grands efforts. Ce qui domine est la plasticité. La répétitivité est hypnotique, avec juste ce qu’il faut de variation pour maintenir l’envoûtement et notre attention. Cette simplicité est inclusive : de notre fauteuil de spectateur l’on peut se projeter dans leurs mouvements et danser avec eux la musique de Bach. Le vocabulaire gestuel repose sur la marche, l’accélération de celle ci en course, les sauts ou soubresauts, les pivots, tours, torsions et chutes souples au sol.
Quand les danseurs bougent groupés ils semblent replier l’espace et le redéployer, très naturellement. Le groupe trace une forme puis insensiblement il est déjà dans une autre direction, selon d’autres lignes. Une image me vient, celle de certains oiseaux qui volent par groupes (les étourneaux en particulier) et se condensent, s’étendent ou changent de direction ensemble avec une facilité déconcertante.
La structure de la chorégraphie répète celle des concertos, s’inspirant de la dynamique entre solistes et orchestre
Les concertos brandebourgeois sont composés de 6 concerti grossi, employant les instruments de l’orchestre baroque de façon inédite. Bach manie à sa façon l’usuelle forme « en ritournelle » du concerto baroque (alternance de passages tutti où reviennent les thèmes et de passages solistes où est introduit du nouveau). D’après De Keersmaeker cette musique «se singularise par une sorte de chaos ordonné (…) tout semble naturel et foncièrement humain. C’est comme si l’ordre cosmique avait informé l’ADN de la moindre de ses cellules nerveuses. »
Les parties chorégraphiées sur le 2e, 4e et 5e concerto établissent des correspondances avec cette forme musicale basée sur une interaction spéciale entre les solistes de l’orchestre, le ripieno (c’est à dire le reste des musiciens) et la basse continue. Bach renverse la hiérarchie en vigueur à son époque entre les instruments, en accordant un rôle soliste à des instruments habituellement réservés à l’accompagnement – tels que flûte à bec, viole de gambe, clavecin. Ce dernier par exemple prend son envol dans le 5e concerto, avec une cadence si effrénée qu’elle en semble improvisée. Tout cela est répercuté sur le plateau par un jeu d’équilibre entre les déplacements d’ensemble et les danseurs qui deviennent solistes à leur tour. Cela permet en outre de faire ressortir leurs qualités individuelles intrinsèques et de révéler un point fort commun à tous, la fluidité.
Le 3e concerto et son rythme plus véloce, grâce à l’anapeste (2 brèves, une longue), est l’occasion d’une transformation du « comme je marche je danse » en « comme je cours, je danse ». Son allegro final est aux yeux de la chorégraphe une sorte de fragment d’éternité. Il l’amène à créer un tourbillon visuel dans lequel « tout ce qui allait droit dans les précédents mouvements est soumis à la courbure et à la torsion (…) s’incurvant en spirales et en cercles, symboles d’infini. »
Entre concrétude et abstraction, la transcendance de cette musique convient parfaitement à De Keersmaeker
A l’époque de Bach, la musique représentait une sorte de lien avec l’éternité, composer et jouer se faisait en l’honneur de Dieu. D’ailleurs le maître allemand écrivait « Soli deo gloria » au bas de ses partitions… et effectivement dans celles des Six concertos brandebourgeois s’engouffrent à la fois l’infini et quelque chose de très concret qui pulse joyeusement. Cette conjonction est en phase avec la sensibilité de la danseuse-chorégraphe belge. D’après elle « la musique de Bach porte en elle, comme nulle autre, le mouvement, la danse, et parvient à associer l’abstraction extrême avec une dimension concrète, physique et même transcendante (…)». Dans cette logique, la dernière partie du spectacle voit les danseurs se déplacer davantage en cercle, cette figure fréquente chez De Keersmaeker découlant ici de l’architecture labyrinthique de la partition : « La récurrence de certains tempos crée une sorte de pulsation soutenue, qui semble battre dans les veines de tout le cycle (…) j’y entends un pur chant de l’infini. »
La construction chorégraphique tient aussi compte de la structure secrète que Bach insufflait à sa partition, à travers le symbolisme de la numérologie. Cela a mené De Keersmaeker à injecter dans la danse son propre sous-texte caché, une contrainte supplémentaire pour éviter la littéralité de la transposition musicale. Elle a ainsi proposé aux danseurs d’intégrer un abécédaire qui impulse à leurs mouvements une intentionnalité allusive et discrète. Elle a repris pour cela l’abécédaire de Gilles Deleuze, immortalisé dans un film pour la télévision en 1989, où le philosophe avait dû improviser du a de animal au z de zigzag. Au théâtre l’on sait bien que la pensée du comédien a affleure dans son jeu. Il en va de même en danse. Des inflexions légères de mouvement, proposées par quelques danseurs et tranchant sur l’ensemble, ont d’ailleurs enclenché des rires dans la salle, petites saillies d’humour agréables au sein de la rigueur. L’abécédaire n’y est certainement pas étranger. Un autre moment surprenant se situe à la fin du 1er concerto, un danseur arrivant sur scène avec un chien en laisse. Il est vrai que cela survient dans un mouvement où les cors de chasse sonnent dans l’orchestre. En fin de spectacle, une petite surprise également lorsque celui qui a traversé la scène vide à chaque intermède silencieux, tenant à bout de bras un écriteau indiquant le numéro du concerto suivant, revient vêtu d’une chemise dorée scintillante. Jusque-là son costume était discret et inchangé. Ces exceptions excentriques confirment à l’inverse l’univers très réglé des chorégraphies d’Anne Teresa De K.
Primauté de la structure : un socle pour une danse fluide et un ballet qui progresse organiquement
Pour reprendre le parallèle du début avec Pina Bausch et y aller par contraste, chez De Keersmaker la primauté va à l’architecture qu’elle cale sur la musique, au système qu’elle construit et dans lequel viennent s’insérer les émotions. Alors que Pina construisait plutôt sur la chair des émotions ou sur la base des improvisations de ses danseurs qu’elle savait si bien observer. Puis cela était étayé par les choix musicaux, les costumes et les scénographies si inventives. Pina pouvait bien sûr aussi être totalement inspirée par la musique, son puissant « Sacre du Printemps » sur Stravinski en témoigne emblématiquement. Pour synthétiser les points de croisements entre Bausch et De Keersmaker, disons que chez la première la cohérence dérive de l’organicité interne des propositions ; chez la seconde la cohérence strucuturelle du système génère une relation organique avec la musique. Schématiquement, il y a une prééminence de l’émotion chez Bausch qui détermine la forme ; tandis que la jubilation du système vient en première ligne chez De Keersmaeker.
Une dernière comparaison vient à l’esprit qui parlera peut-être aux cinéphiles… toutes proportions gardées il me semble que le réalisateur américain John Cassavetes ( qui excellait à tirer un film des improvisations de ses acteurs fétiches) était un peu à Pina Bausch ce que Godard est à Anne Teresa De Keersmaeker. D’un côté l’improvisation, les sens et le corps structurent et donnent la forme dansée. De l’autre, la pensée de la structure, une sorte d’effervescence cérébrale donne le socle à à la fluidité de la danse qui en semble pour le coup très spontanée.
Face au travail de la chorégraphe belge, il appert qu’en dépit – ou en raison – de la solide structuration de ses compositions, la danse y est extrêmement fluide, évidente, simple, facilitant l’identification à cette gestuelle. Ainsi, l’adage d’Anne Teresa D. K. « My dancing is my walking » a le potentiel de se transmuter pour le spectateur attentif en «Their dancing is like my walking».
(*) Les propos de la chorégraphe cités dans cet article sont repris d’ «Une conversation avec Anne Teresa De Keersmaeker à propos des Six Concertos brandebourgeois », un entretien réalisé en juillet 2018 par Jan Vandenhouwe.
Photo© Anne Van Aerschot