PAR EMILIE SALAMIN-AMAR
Je viens de naître, mais ma mémoire n’est pas vierge, Je porte en moi l’histoire de la famille Courona. Je suis né dans un monde sénile et complètement fou. Un monde où la mondialisation faisait rage. La culture passait au dernier degré, seul le commerce florissait à outrance. Certains ont dit de moi que je n’étais qu’une herbe folle. Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire! D’autres ont pensé que j’étais une infime parcelle d’atome. N’importe quoi! Il est vrai que je suis invisible à l’œil nu, mais cela ne prouve rien, voyons! Décidément, les êtres humains sont d’une stupidité sans nom!
J’ai oublié de vous dire que lors de ma conception j’ai été programmé pour faire de longs voyages. Jadis, mes ancêtres se contentaient de visiter un seul pays à la fois. Je ne me déplace pas à vélo, je n’ai rien d’un écolo. Ni en bateau, aucun besoin de timon, ni de rames, et encore moins de pédalo pour me déplacer. Disons que je saute de bronches en bronches. Moi, ce que j’aime c’est votre intérieur. Il a, comment vous dire, la couleur, le goût et le parfum subtil de la framboise. Croyez-moi, je suis un fin connaisseur, un gourmet-gourmand. Figurez-vous que j’y ai même décelé une note fugace d’embruns des grandes marées bretonnes.
Ah, j’ai oublié de vous dire que j’étais né en Chine, j’ai toujours eu un faible pour le jaune. Là-bas, j’ai dû combattre contre la dictature. J’allais d’un Pékinois à l’autre. Mais non, vous vous méprenez! Je ne fais pas allusion à des chiens, mais aux habitants de la capitale. Je me suis amusé à les contaminer en grappes. Ils sont si nombreux et j’étais sûr de faire un carton, bien mieux que le score de mon frère Courona18. Il me suffisait de m’emparer de l’un d’entre eux, et ils finissaient mon travail en se collant les uns aux autres. Je suis ce qu’on appelle vulgairement un virus. Quel manque de respect et de considération, alors que je suis une pure merveille de la nature! De là, j’ai embarqué à bord de différents avions, j’ai pris des bateaux, j’ai joué à cache-cache avec les êtres humains, et c’est ainsi que j’ai visité le vaste monde. Qui pouvait imaginer que parfois j’ai dû voyager collé à une mandarine, une pomme ou un ananas? Le pire, c’est le chou. Ca pue!
Et c’est ainsi que je suis allé de pays en pays afin de remplir ma mission, semer la terreur sur toute la planète afin que ces pauvres pantins de consommateurs effrénés mettent un frein à leur consommation. Je me demande pourquoi ils sont tous atteints de la fièvre acheteuse. Je suis très satisfait de mon intervention, des pans entiers de l’économie vont s’écrouler comme un jeu de cartes, c’en est fini de la délocalisation à outrance.
Vous devez vous demander pour qui je travaille? Qui m’a créé? Ni le Bon Dieu, ni le diable! Je ne sais même pas si je sors d’un laboratoire. Toujours est-il que si c’était le cas, alors on pourrait décerner le prix Nobel à ce chercheur fou, un véritable génie qui m’a donné le jour dans une éprouvette. C’est un coup de maître. Ce professeur Tournesol aura eu le mérite de changer le monde plus rapidement que vous l’aviez imaginé. Ne souriez pas, ce n’est pas encore le moment de faire un selfy, attendez la fin de l’histoire pour dire ouistiti. De toute façon, je resterai invisible sur vos photos.
Les chefs des gouvernements de tous les pays m’ont combattu. C’est ce qu’ils claironnent, après coup. Par contre, c’est moi qui ai fait le plus gros du boulot, et de victimes. Faut pas m’en vouloir, je me suis attaqué aux vieux, aux malades, je sais, ce n’est pas très honorant de ma part, mais il fallait bien régler le déficit des caisses de retraite! Alors, je suis allé au charbon. Et pendant que je réglais à ma manière des pans entiers de cette économie chancelante, certains chercheurs étaient terrés dans leurs laboratoires. Au bout d’un certain temps, ils ont tout de même trouvé un vaccin ainsi que l’antidote pour me combattre. Bravo!
Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. J’ai une très grande famille et chez nous, nous adorons avancer masqués. Nous sommes comme des petits soldats toujours prêts à l’attaque. Je reviendrai vous rendre visite chaque année. Enfin, moi ou un de mes frères. Non, ne me remerciez pas, c’est tout à fait normal entre amis. Au fait, j’ai oublié de vous dire que je suis le clone de mon frère Courona19. J’ai hérité de sa mémoire, ma naissance est prévue pour 2021.
Alors, à bientôt! Ne préparez rien de particulier pour m’accueillir, j’adore faire des surprises! Mes nombreux frères attendent leur tour. Sachez tout de même que nous changeons d’apparence à chacune de nos visites. Nous sommes des mutants. Mais, si vous ne désirez plus que l’on vienne vous voir, alors yaka plus jouer aux apprentis sorciers.
©2020 Emilie Salamin-Amar Editions Planète Lilou (Café aux Lettres de mars).
Mots-clés: Marée, framboise, sénile, herbe, note, atome, timon, culture, vélo, ouistiti.
Thème: Avant ma naissance
Illustration:
Tchairvote, 2020, 270 x 180 mm, techniques mixtes, par Anaïs Bloch. La designer et artiste lausannoise travaille généralement sur la base d’observations participantes (ethnographie) ainsi qu’en regardant les nouvelles. “J’essaie ainsi de capturer certaines informations, certains mouvements des corps, certains objets matériels qui témoignent de l’actualité et de notre temps.”
