Lettre de Lima – Le Congrès donne aux militaires licence pour tuer


PAR PIERRE ROTTET

Désormais, les militaires et policiers péruviens qui patrouillent dans le pays pour faire respecter la quarantaine décidée par le président Vizcarra contre le coronavirus seront exemptés de responsabilité pénale s’ils tuent ou blessent « par légitime défense ».

Ahurissante décision d’un Congrès à peine mis en place, et pourtant dramatiquement conforme à l’influence voire l’omniprésence des militaires dans la vie latino-américaine – partant au Pérou – pas vraiment débarrassée des dictatures présentes dans toutes les mémoires.

«Le personnel des forces armées et de la police nationale du Pérou est exempté de toute responsabilité pénale dans l’exercice des fonctions constitutionnelles qui, de manière réglementaire, provoque des blessures ou la mort» du contrevenant, peut-on lire dans le décret de loi promulgué et publié samedi 28 mars 2020 par l’organe officiel du Congrès.

Avec cette permission de tuer, cette licence à tirer impunément, le Congrès plonge ainsi le Pérou dans une époque noire de l’histoire récente du pays. Cette nouvelle loi suscite d’ores et déjà des controverses dans ce pays où des membres des forces de sécurité ont commis en toute impunité des crimes contre l’humanité et d’autres crimes graves contre des civils dans leurs opérations contre la guérilla entre 1980 et 2000. 

Les responsables militaires n’ont apparemment rien appris de ces graves massacres. Le chef du commandement adjoint des forces armées, le général César Astudillo, y va lui de son effarant couplet, pour affirmer à la presse qu’afin de garantir l’ordre, « les militaires feront usage de leurs armes dans les quartiers marginalisés ». Soit là où gronde et monte la colère.

La colère voire la révolte qui sourdent en effet dans les districts populeux parmi les plus défavorisés ne sont sans doute pas étrangères à la mainmise totale des forces de l’ordre pour contrôler le pays. Pourtant la réalité à elle seule explique cette colère: l’eau fait toujours grandement défaut dans bien des endroits; population laissée à elle même sinon à l’abandon; personnes empêchées de travailler même pour un salaire de misère. Autrement dit privées de leurs maigres revenus! 

Une colère légitime, somme toute, exprimée dans une situation de plus en plus tendue.

Comment, en effet, ne pas penser que les quelques échauffourées – sans grande importance la plupart du temps – entre citoyens et militaires et policiers, pour ne pas dire des broutilles, ont servi de prétexte aux congressistes et au ministre de la défense pour sortir des tiroirs une loi qu’on pensait vouées aux oubliettes. Surtout dans un pays qui n’a toujours pas fait mémoire de son terrible et douloureux passé.

Peu après la publication du décret, le ministre de la Défense, Jorge Nieto Montesinos, a averti sur les réseaux sociaux, vidéos à l’appui, « que les militaires allaient faire usage du principe de la légitime défense en cas de danger».

Les réactions contre cette décision ont entraîné des réactions immédiates dans les milieux représentatifs de la défense des droits des citoyens. Du côté de « La Coordinadora Nacional de Derechos Humanos » (CNDDHH), autrement dit La Coordination Nationale des droits de l’homme, c’est l’incompréhension la plus totale et l’indignation portée à son comble.

« Le remède sera bien pire que la maladie, s’est insurgée une représentante de la CNDDHH, qui rejette cette norme promulguée par le Congrès, tout en la qualifiant d’inconstitutionnelle. La CNDDHH demande aux juges de statuer immédiatement contre cette loi scélérate.

Autre réaction mordante, celle de l’Institut de défense légal (IDL), une institution civile fondée en 1983 en vue de la promotion des droits de l’homme. L’Institut, qui rejette lui aussi cette décision, demande son retrait immédiat. « Nous considérons cette loi inconstitutionnelle ». Surtout, « elle représente un grand danger d’impunité avec ce blanc-seing octroyé délivré pour protéger les exactions des forces de l’ordre ». L’IDL somme les juges péruviens de rendre inapplicable cette loi.

Enfin, la représentante péruvienne d’Amnesty International, Marina Navarro, a condamné dimanche la décision du Congrès: « On ne peut faire usage des armes pour obliger les gens à retourner chez eux».

Pour l’heure, la presse ne commente pas trop la décision. Quant aux citoyens, calfeutrés chez eux, ils sont soumis à un obligatoire confinement et à un couvre-feu depuis le 16 mars, supposément censé prendre fin le 12 avril. Loin des vicissitudes qu’affrontent quotidiennement les plus démunis, ils ont délégué leur sécurité aux forces de l’ordre. Quitte, pour leur bonne conscience, à fermer les yeux sur les exactions et les violations des droits.

Photo Arnaud Sapin: A Lima, les rues d’habitude encombrées sont vides.      

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