Comprendre le monde à travers l’objectif


PAR MARGAUX GREEN

La photographie amateur donne à ses adeptes, admirateurs des instants fugaces, l’occasion de produire des images admirables. Ainsi, nous sommes nombreux à exhiber quelques trophées dans nos fichiers numériques et sur nos murs. Cependant, il existe un petit groupe parmi ces photographes enthousiastes pour lesquels, la photographie est une affaire bien plus sérieuse encore, pour ne pas dire, un enjeu vital. Au quotidien, leurs photographies servent à explorer leur environnement, conserver le souvenir du flux de la journée, mémoriser les étapes de leur travail. Quand ces passionnés aperçoivent quelque curiosité et de belles formes et jeux de lumière, ils se doivent de les immortaliser. Et parce que beaucoup de choses semblent importantes et que le regard capte facilement le beau, les photos fusent.

C’est le cas pour Isabel Pillet, 57 ans, caviste à Changins et artiste photographe. Une sélection de ses œuvres « Expressions vineuses » est encore visible jusqu’au 30 juin 2020 à la Galerie Syndrome Artistique, à Lausanne. Pour Isabel, immortaliser l’émotion furtive ressentie à l’instant précis c’est participer au monde. Le percevoir et le comprendre. Maîtriser un peu de ce qui lui échappe constamment. C’est avoir la possibilité de faire des arrêts sur image pour en prendre l’ampleur et la saveur.

Cet aspect à la fois documentaire, esthétique et compulsif a donné naissance à des œuvres impressionnantes, frôlant l’abstraction comme dans la série « Vins artistiques». Ceux sont des mondes de l’infiniment grand, contenus dans l’infiniment petit, des coussins visqueux se déversant en des Nils et des Amazones imaginaires comme prises du ciel. Il y a des dunes et des crêtes délimitées par les reflets de lumière encore vibrant sur les surfaces métalliques concave des cuves, des torsions internes qui font danser les ondes. Des coulures, en s’effaçant, laissent encore, pour un court instant, la trace des effets les plus étranges et les plus beaux. Ces tâches et ces dissolutions deviennent des racines, des jungles, des deltas ou des microorganismes vivants.

Pour la photographe et pour le spectateur il est question de l’émerveillement devant un phénomène créé par la nature et une jouissance mélancolique : ce qui a été photographié n’existe plus et ne se reproduira plus jamais exactement de la même manière.

Isabel Pillet a toujours photographié. Son appareil ne la quitte jamais. Au début, à l’ère de la pellicule encore, ce media devait être une aide visuelle, employée pour mémoriser les étapes et les tâches d’une journée, une stratégie souvent utilisée par les personnes Asperger dont Isabel fait partie. Mais très vite la passion a pris le dessus. En faisant connaissance avec cette artiste qui partage volontiers sa vision et son travail, on découvre une personne attachante et perspicace. Sa démarche artistique se fond avec sa vie et se singularise par la candeur et l’honnêteté avec lesquelles elle procède. Isabel possède des fichiers infinis de photos classées selon des catégories d’une taxonomie toute poétique : constructions, escaliers, fleurs, champs, animaux, cépages… S’y glissent aussi des catégories plus insolites comme celle des billes par exemple.

En effet, quelle étrange sensation pour le spectateur de voir d’aussi près des billes. La photographie intitulée «Reflets d’enfance » est construite avec une succession de plans qui dévoilent un monde se condensant à l’infini. On reconnaît un filet, puis des billes dont une au premier plan en verre soufflé incolore aux nuances verdâtres criblé de bulles d’aire, avec la déformation convexe d’une fenêtre en reflet qui, elle aussi, dans sa lumière diaphane, suggère une autre ouverture de plan, un autre reflet, une autre illusion. L’attention portée à capter l’essence de ces objets évoque les expériences du miroir de sorcière des « Epoux Arnolfini » de van Eyck ou l’intimité de Vermeer avec les jeux de lumière et le souci des deux artistes de mettre en scène des mondes de globes et de fenêtres ouvrant sur l’intériorité. La bille d’Isabel est une fenêtre sur le monde qui se réfléchit dans lui-même et nous donne à voir une autre réalité.

Notre dernier regard sera pour cet arbre jeune et vigoureux perché de manière improbable aux falaises du Lac de la Gruyère. Ses racines enchevêtrées dans une complexité étonnante laisse le spectateur placé en contre-bas dans la fascination devant l’art de la nature à persévérer dans la vie avec puissance et ingéniosité.

A voir absolument jusqu’au 30 juin 2020 « Expressions vineuses» à la Galerie Syndrome artistique, Lausanne.

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