Lettre à mon frère parti à Cuba


PAR YANN LE HOUELLEUR

Aucune réponse à mes courriers. Celui qui fut l’un des plus brillants avocat de Suisse romande est porté disparu, en quelque sorte. Et si le Ciel l’avait rappelé d’urgence pour faire la cour à des anges, le saurais-je, à l’heure d’Internet ? Dans mon dernier courriel, conçu à la manière d’une lettre manuscrite, moi qui vis en France, je fais part de mes réflexion sur le pourrissement, la déliquescence, la désespérance qui menace nos société où la mort est devenue « quelque chose d’intolérable » mais où l’on peut se convaincre chaque jour davantage de la mort de nos illusions…

Cela me désespère. Aucune nouvelle de toi depuis une éternité. Que se passe-t-il ? Peut-être l’envie de rompre les ponts avec la vieille Europe qui ne se remet pas de deux mois de Covid, malgré toute cette injection d’argent par les banques centrales des différents pays. « Un pognon de dingue », comme de dirait l’une de nos jeunes têtes les plus couronnées de provocation.

Peut-être fais-tu le bilan, toi aussi, de toute une vie frénétiquement passée, où il y avait toujours l’illusion d’une existence meilleure à venir. En définitive, nous aurons connu une tranche d’époque axée sur la constante insatisfaction, avec de si mauvais exemples donnés par des gens capricieux au service, souvent, des causes les plus obscures.

Le confinement (six semaines, en France) fut pour moi, et c’est paradoxal, un moment passionnant car dans ma ville, Gennevilliers, à quelques stations de métro de Paris, j’ai senti pour la première fois, depuis longtemps, une réelle compassion de la part des gens à l’égard d’autrui. Il y avait de la solidarité, tout de même, comme cela se produit en toute guerre. J’ai quand même beaucoup dessiné, d’autant plus que le soleil nous encourageait par derrière les fenêtres, comme pour nous consoler. Et puis, soudain, à la fin de cet interminable confinement, nous avons pris l’exacte mesure du désastre : des millions d’emplois détruits, des chefs d’entreprise qui avaient investi et qui ne retrouveraient pas leurs clients, une angoisse sourde face à un Etat qui a montré son impuissance et son incapacité à montrer la voie.

Une sorte d’écoeurement vis-à-vis de ces gens qu’on élit en raison de leurs promesses et qui une fois au pouvoir nous donnent l’impression de nous trahir et n’agissent que de manière pragmatique, incapables de tenir leur promesses. En ce qui me concerne, tout ce tapage fait autour du racisme n’est que l’expression, autour d’un thème évidemment brûlant et très présent, d’une énorme anxiété socio-économique. Comment certains peuvent-ils à ce point voir le mal partout, passer des heures à refaire l’histoire, une histoire certes tragique mais qui se corrige peu à peu, alors qu’on aurait besoin d’une telle énergie pour des causes tout aussi nobles ? On n’a pas le doit de juger nos ancêtres et de condamner un pays pour ce que des générations lointaines ont faites, car c’était dans un contexte qui nous échappe, avec des informations qui circulaient autrement, avec l’espoir toutefois que la situation s’améliorerait.

Mais à l’époque, il y avait je crois une énorme différence avec la nôtre : du travail pour tout le monde, même mal payé, et les gens de disposaient pas du temps nécessaire pour penser et manifester, à moins que je ne me trompe. Aujourd’hui, certains individus très excités, peuvent se permettre d’aller manifester grâce à la survie que leur procure un Etat dont ils combattent les racines, niant le bien fondé de son existence, un état qui leur octroie toutes sortes d’aides sans lesquelles ils seraient décédés depuis longtemps. Alors entendre dire que la France, dont je possède le passeport tout comme je détiens le passeport suisse, est un pays injuste et donc bon pour la casse, cela me répugne au plus au point. Voir tous ces individus gavés d’allocations sociales, ne prêtant d’attention qu’à la formule « nous avons des droits » et oubliant sciemment qu’ils ont des devoirs, cela m’écoeure au plus haut point. Oui, s’ils en veulent tant à la France ou à d’autres pays européens, qu’ils fassent l’effort de s’exiler dans des états mirifiques où les hôpitaux sont dépourvus de tout équipement, de toute seringue, de toute aspirine même. Pas d’assurance chômage. Pas se sécurité sociale. Alors, une seule solution : tuer, truander, agir en contradiction avec sa propre morale, et partir à la décharge publique la plus proche pour récupérer à l’aveuglette des morceaux d’os dont les vautours ne veulent pas.

Vraiment, la société de consommation mêlée à un assistanat exacerbé ont changé nos rapport avec toutes les notions censées être les plus élémentaires : jadis, oui, la mort était vue comme quelque chose faisant partie de la vie : elle n’était pas révoltante, alors qu’aujourd’hui toute disparition est vécue telle une injustice, on n’ose par lâcher prise. Car mourir, c’est en quelque sort cautionner l’impuissance d’une société moderne corrompue par la toute puissance des laboratoires pharmaceutiques qui rêvent de nous faire vivre jusqu’à 150 ans, si possible dans des EPHAD (Etablissement d’Hébergement pour Personnes âgées dépendantes), lesquels sont de juteuses affaires pour beaucoup car « soutenus » par des fonds de pension faisant leur beurre d’années supplémentaires au compteur de la vie. 

La science, les médias, le manque de repères historiques ont façonné l’homme moderne de manière à ce qu’il s’imagine éternel.

Le Covid m’a vraiment laissé l’impression qu’un monde auparavant moribond était déjà mort et qu’on ne pourrait plus renaître avec les mêmes illusions de bonheur acquise par de constants désirs d’immédiateté, d’impulsivité. Nous sommes orphelins de toutes les illusions soudain perdues. Le bel élan de solidarité qui s’était manifesté au plus fort de la pandémie a laissé place à un écoeurement indicible, d’autant plus que les coupables de cette situation ne seront jamais pendus sur la place de Grève, ou plutôt percevons-nous que les vrais coupables c’était nous. Par lâcheté, nous avons collaboré avec ce système économique odieux basé, je le rappelle, sur l’assouvissement perpétuel de pulsions futiles et souvent si égoïstes. Peut-être aussi la perte de religiosité observée un peu partout participe-t-elle à cette impression de vide permanent.

Et alors, l’opinion publique, sous la férule des médias, se cherche-t-elle des boucs émissaires, ce qui m’effraie le plus. Normalement, ce sont les politiques, dont la plupart sont enclins à la traîtrise, qui devraient être décriés dans les rues. Mais on a vu le résultat avec les Gilets jaunes, dont les plus sincères ont été pris dans le magma d’une violence aveugle. Alors, quoi de plus facile, maintenant, que « d’élire », en guise de coupable, les policiers, cibles si faciles pour canaliser une vindicte populaire qui aurait dû se coaguler autour des vrais coupables ? Je trouve cela immonde : ces gens-là exercent un métier extrêmement ardu. La police est l’une des corporations, au même titre que les agriculteurs, les plus exposées au fléau du suicide. 

D’ailleurs, si la société allait bien, si la morale et l’honnêteté régnaient partout, on n’aurait pas besoin de policiers car la société aurait suffisamment de sagesse pour s’autogérer. Mais les policiers, ce sont en quelque sorte des professionnels en charge de colmater toutes les brèches de la société, dont beaucoup ont choisi ce métier par vocation… aider les autres. Et voici que même le ministre de l’Intérieur, M Christophe Castaner, ancré dans une gauche qui a échoué, recruté par la macronie proposant une bouée de sauvetage à tant de politiciens égarés, se montre incapable de prendre leur défense, les abandonnant à leur propre sort. Car ce dont ce ministre comme tant de ses collègues a le plus peur, c’est de se retrouver à la barre d’une salle d’audience, accusé d’avoir cautionné la gestion chaotique de son pays qui résultera bientôt en un cortège funèbre de chefs d’entreprise prêts à commettre l’irréparable (le suicide) à cause d’une trésorerie en plein naufrage et d’investissements personnels devenus infertiles. 

Je crois que le gouvernement a échoué à déployer une communication qui montrerait au peuple, tout simplement, ce à quoi sert la police. Ce serait le moyen le plus approprié pour réconcilier les forces de l’ordre et la société qui a un faible pour les boucs émissaires.

Quant à la campagne électorale à laquelle j’ai participé dans ma commune (Gennevilliers, pas loin de 50.000 habitants), elle m’a profondément dégoûté et fait découvrir les égouts de la politique, avec tous ce que cela charrie en termes de manipulation. Plus le candidat est petit, moins il a de chance d’y arriver, plus il se sent médiocre et plus il commence à échafauder des promesses, un peu sur le modèle des catalogues édités par les grandes enseignes où l’on affirme que les prix ne baisseront pas malgré un contexte inflationniste. Il faut décréter des promesses à tout point de vue, il faut se soucier de flatter tous les segments de la société afin de faire provision d’électeurs très différents. Alors, autant le dire, le meilleur candidat, pour moi, serait celui qui aurait la modestie de faire partager le message suivant : « Je n’ai aucunement les moyens de promettre. A peine ai-je les qualités et les vertus nécessaires pour vous garantir qu’en toute circonstance je prendrai les mesures que j’estimerai les plus justes et les meilleures pour l’ensemble de l’électorat. »

Au terme de ces élections, j’ai été désigné comme le coupable de l’échec qu’avait subi ma tête de liste, femme capricieuse qui a réussi à canaliser suffisamment d’argent afin d’éditer ses tracts. Publiquement, j’ai dénoncé ce que j’estimais être un coup de canif dans les bonnes mœurs politiques. Je l’ai fait notamment à travers le journal que j’ai lancé (ndlr: Le Nouveau Franc-Parler, image de couverture). Et j’ai été convoqué à une audience de trois heures au commissariat où un enquêteur bien intentionné, compréhensif, d’une droiture exemplaire a recueilli, point par point, mes observations. Je pense que la plainte déposée par cette femme détestable ne sera suivie que de peu de conséquences en ma défaveur car il s’agit d’une affaire politique grave qui pourrait avoir de grosses répercussions compte tenu du contexte local très particulier. Détail important : cette femme a bénéficié de la confiance d’un haut gradé de la police, un homme d’une bienveillance à toute épreuve, qui avait proposé d’être son mandataire et qui « un beau matin » s’est retrouvé avec sa carte bancaire bloquée dans un distributeur d’argent à cause de mesures de rétorsion (en quelque sorte) prises par la Banque de France.

Oui, nous vivons l’époque glorieuse des boucs émissaires : certains, plus courageux que d’autres, doivent payer le prix exigé par la fidélité à leur idéaux. J’en suis. J’en ai conscience. Le sol tremble en permanence sous mes pieds.

Et toi, mon cher frère, que fais-tu à Cuba après avoir échappé au Covid ? Comment se déroulent tes journées ? Penses-tu souvent à nos parents qui n’auraient jamais imaginé nous voir si avancés dans l’âge mais qui seraient sans doute fiers de nous car chacun, à notre manière, nous avons déjoué bien des forfaitures et avons vécu de fructueuses aventures. Plus le temps passe et plus je repense à la chance que j’ai eue d’avoir vu le jour dans les années soixante, à une époque où nos vies n’avaient pas été encore corrompues par tant de fausses croyances et de faux prophètes. Notre environnement était constitué de gens authentiques, solides, qui avaient échappé aux horreurs de vraies guerres et qui avaient su se reconstruire sans haine aucune, avec une étonnante sérénité. Telle était le terreau de notre vie.

Maintenant, j’attends de tes nouvelles, regrettant de ne point avoir d’argent pour te rendre visite. Non, je n’irai jamais à Cuba. Je resterai à quai, je continuerai à dessiner dans les rues, à éditer des journaux qui ne rapportent aucun argent mais qui sont autant de liens entre des personnes si diverses constituant pour moi une sorte de famille, et je me contenterai de rester heureux en me réjouissant du bonheur des autres. Car aimer la vie c’est vouloir que brille le soleil dans le cœur d’autrui. 

Avec mes très sincères pensées.

Yann

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