Les crises économiques tuent aussi


PAR BERNARD ANTOINE ROUFFAER

La note arrive.

L’épidémie de Covid-19 marquera-t-elle l’Histoire ? Laissera-t-elle une trace aussi sanglante que les vagues de choléra, de malaria, de peste, de fièvre jaune, de maladie du sommeil qui tourmentèrent nos ancêtres ? N’allons pas plus loin sur cette question : l’Histoire jugera. Probablement sans mansuétude excessive.

Une chose est certaine : les crises économiques tuent aussi. Parfois autant que les épidémies. Quelquefois, par les bouleversements politiques et stratégiques qu’elles provoquent, bien plus.

Un petit rappel des chiffres. Les diverses instances compétentes nous annoncent des baisses de PIB, pour l’année 2020, dans la plupart des pays du monde (- 1,6 % au Brésil, – 2,9 % aux USA, – 6,1% au Royaume-Uni, – 6,7 % en Allemagne, – 6,8 % en Espagne et en France, – 8,2 % en Italie).

Le nombre de faillites, qui frappera cette force vive de l’économie que sont les entreprises privées, va atteindre un chiffre record : + 39 % aux USA, +33% en Grande-Bretagne, + 18 % en Italie, + 15 % en France.

Le chômage explose, ou va exploser, dans presque tous les pays du monde : un tiers de plus dans l’UE en 2020, 28 millions d’emplois perdus aux USA en un mois…

Avec les faillites et le chômage viendront l’insécurité, l’angoisse, les difficultés familiales, les troubles mentaux, l’agitation sociale, la négligence sanitaire.

Quel sera le coût humain de cette crise économique ? Plusieurs études récentes, consacrées aux dernières crises économiques d’envergure – et que je vous recommande de lire -, se sont efforcées de le déterminer. J’ai utilisé, en particulier, les travaux et articles de Pierre Chauvin et Olivier Vincent. Je vais essayer de résumer leurs conclusions.

Dans un premier temps, suite aux effets de la crise, et donc aux restrictions de consommation et d’activité incontournables qu’elles induisent, on assiste à une baisse de la mortalité due au tabagisme, aux accidents de la route, aux accidents du travail et à la pollution atmosphérique. Notons au passage que, dans le cas d’une crise économique provoquée par l’apparition d’une épidémie, ces baisses de mortalité compensent partiellement la hausse due à la maladie. La tension nerveuse causée par la crise économique, qui favorise les passages à l’acte violents et les comportements à risque, par contre, font remonter le nombre de morts : violences, suicides, décès par overdose. Un autre phénomène apporte sa moisson de victimes : les négligences apportées dans les soins rendus nécessaires par les effets de certaines maladies graves. Pour se soigner, il faut remplir trois conditions : être psychologiquement disposé à le faire, posséder les moyens financiers pour le faire, pouvoir être pris en charge par un système de santé disponible. Une crise économique limite la capacité des individus à se soigner : on se néglige, on manque d’argent, le système de santé peut être en faillite, inefficace, ou mal soutenu par l’État. Les suites de la crise de 2008 ont causé la mort de 500 000 personnes, dans le monde, par cancers non-détectés et non-soignées.

Mais une crise économique n’est pas seulement cause de mort. Elle a un impact direct sur la qualité de vie des individus. Et c’est même cet effet qui est quantitativement le plus important. Avec l’angoisse, avec le doute, avec la misère, avec le déclassement, arrivent les maladies mentales, la prise de drogues dures, les pratiques sociales dangereuses (prostitution, activités criminelles, vagabondage), la désagrégation des couples et des familles, les problèmes d’éducation touchant les plus jeunes, jeunes qui sont les victimes indirectes de la crise générale et qui en propageront loin dans le temps les effets délétères. Comme le montre l’exemple récent de la Grèce, terriblement touchée par la crise de 2008 et ses suites, les taux de suicides, d’homicides, de contamination par le VIH, de cas de dépressions, explosent. On a même assisté, comme dans le Tiers Monde, à un retour du paludisme dans certaines régions rurales du pays.

L’étude de Vincent Olivier montre la voie permettant de faire face à une telle situation : pour pallier à cette déstabilisation des bases de la vie humaine, il ne faut pas diminuer le budget de la santé – décision que la nécessité d’équilibrer les comptes de l’État pourrait pousser à prendre -, il faut l’augmenter. Comme l’Islande après 2008, il faut le tripler.

Voilà pour Chauvin et Vincent.

J’ai parlé de pratiques sociales dangereuses. Mais il y a aussi le retour aux pratiques politiques dangereuses : la perte de confiance dans ses dirigeants conduit, au sein d’un peuple traqué par la misère, à l’apparition d’un désir de bouleversement politique, à une déstabilisation de la morale civique, à une remise en cause de l’ordre social tout entier. Poussé à son terme, ce processus peut aboutir à une guerre civile, spécialement si l’État fait, littéralement, banqueroute, perdant par là tout moyen de soulager la souffrance du corps social. En Europe, plus spécialement pour les pays membres de la zone euro les plus endettés, ce dernier danger est désormais très réel.

Notre pays, la Suisse, est plus riche que ses voisins. Sa société est plus équilibrée, démocratique, responsable. Mais si ces derniers devaient gravement trébucher – et je pense plus spécialement à la France, l’Espagne et l’Italie – alors la prospérité et la sécurité de notre petite patrie en sera affectée.

Nous sommes avertis. Nos autorités ont négligé la menace épidémique, puis ont réagi lourdement et maladroitement, provoquant un blocage économique, lequel est à l’origine d’un ébranlement social massif. Le pire n’est pas certain. Mais continuer d’être maladroit, imprévoyant et mal avisé, peut aboutir à un désastre.

Références

Pierre Chauvin, « La mortalité recule en période de crise économique », 16 janvier 2017, dans « Soepidemio » 

Olivier Vincent , « Quel est le vrai impact d’une crise économique sur la santé ? »27.6.2019

500 000 décès causés par des cancers non-détectés ou mal soignés après la crise de 2008 ; « Le Temps », AFP, 26 mai 2016, citant « The Lancet » 

« Enquête : une PME suisse exportatrice sur six risque la faillite », « Agefi », 30.4.2020 :

« Suisse Tourisme craint une vague de faillites », « 24 Heures », ATS, 9 mai 2020 

« Le coronavirus tue aussi l’emploi : le chômage grimpe dans l’UE et aux Etats-Unis », Euronews, 6 mai 2020 

« Vers une hausse vertigineuse des faillites dans le monde », « Les Echos », Michel De Grandi, 6 avril 2020

Illustration: BAR

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