Tribune libre – Les vagues d’iconoclasmes sont initiées par des intellectuels


PAR BERNARD ANTOINE ROUFFAER

Je méditais sur cette apparente incongruité : les faits de vandalismes sont généralement le fait de milieux cultivés. 

À première vue, on serait porté à croire que les destructions délibérées de monuments sont le fait de “Barbares”, d’incultes, de plébéiens, d’individus incapables de reconnaître la valeur artistique ou patrimoniale … 

Que l’exploitation de ruines comme source de pierre à chaux (ainsi la destruction définitive de celles d’Oxyrhynque en Égypte au XIXe siècle), ou comme source de matériaux de construction (un peu partout dans le monde…) soit le fait des paysans du coin, de l’entrepreneur local, de l’industriel en mal de matière première, certes, mais il ne s’agit-là que de réemplois de matériaux disponibles.

De même, les pratiques des bédouins Banou Hillal, en Afrique du Nord, vers le Xe siècle, que ibn Khaldoun décrivaient en ces termes : « Si les Arabes ont besoin de pierres afin de caler leurs marmites sur un foyer, ils dégradent les murs des bâtiments afin de se les procurer ; s’il leur faut du bois pour en faire des piquets ou des mâts de tentes, ils détruisent les toits des maisons. » Il ne s’agit pas là de volonté délibérée de destruction ciblée d’œuvres d’art. On ignore complètement la valeur du bâtiment que l’on dégrade, on néglige, nomade de grande tente oblige, l’intérêt même de son existence en tant qu’abris…

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les pauvres et les humbles, chez les sédentaires, ont, très souvent, un respect certain pour les édifices et la statuaire monumentale qui ornent leur cité. Ils y sont attachés en tant qu’élément de leur décor quotidien, comme de lieux ayant abrité les cérémonies de leur existence intime : mariages, funérailles, cérémonie religieuses ou civiques, … En outre, les pauvres savent le prix des choses. Ils n’apprécient pas le gaspillage, l’acte de destruction gratuit. 

Tel n’est pas le cas des intellectuels. Vivant dans un monde où tout a, ou doit avoir, une signification, un rôle, vivant dans un univers où l’art est très répandu, banal, souvent critiqué, ils n’ont pas, à l’égard des produits culturels, un semblable respect.   

Et la conséquence en est que les grandes vagues historiques d’iconoclasmes, de destructions délibérées de produits culturels, comme les livres, les statues ou les tableaux, sont généralement initiées par des intellectuels. Théoriciens politiques, fondateurs de religion, artistes, écrivains, théologiens, hommes politiques, moines, étudiants, hauts fonctionnaires, dirigeants syndicalistes, grands seigneurs, ils sont nombreux à avoir inspirés ou initiés de grandes vagues de vandalisme. 

L’iconoclasme byzantin, au VIIIe siècle, qui organise la destruction des images de saints chrétiens, adorée depuis des siècles par le peuple, fut le fruit d’une querelle de théologiens et d’intellectuels, de généraux et de membres de la cour impériale. Le “parti iconoclaste” ayant triomphé, il fit détruire les images dans les églises et les monastères.

La “destruction des idoles” dans l’Arabie du VIIe siècle, par Mahomet et ses disciples, fut le résultat d’une intense période de méditations philosophico-religieuses au sein d’une petite minorité activiste. Cette pratique se répandra ensuite dans une grande partie de l’Ancien Monde avec les conquêtes arabo-islamiques.

La récente destruction des bouddhas de Bamyan, en Afghanistan, ne fut pas le fait des pauvres paysans Hazaras – pourtant musulmans depuis des siècles – mais fut réalisée par le gouvernement taliban suite à un décret émis par les plus hautes autorités juridiques et religieuses de cet Émirat islamique. 

Le moine Savonarole, qui, dans la Florence du XVe siècle, ordonna la destruction publique de livres et de tableaux, n’était pas un ignare. De par son éducation et son cheminement intellectuel, érudit et professeur, on peut le ranger parmi les hommes les mieux instruits de son époque…

Le vandalisme qui affecta si gravement le patrimoine religieux et culturel de la France, à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution (mutilation de statues de cathédrales, dont Notre Dame de Paris, profanation des tombes des rois de France à St Denis, destruction d’archives, destruction de petits sanctuaires ruraux, confiscation puis destruction de monastères…) ne fut pas lancé et piloté par la plèbe rurale ou urbaine, mais par des bourgeois éduqués et très conscientisés politiquement.

De même, les ravages que dut subir le patrimoine de la Russie, à partir de 1918, fut ordonné par des gens qui se regardaient comme l’élite révolutionnaire et intellectuelle du pays, les Bolcheviks. Dans les années 30, il y avait même, pour les responsables de districts ruraux, un “quota de destruction d’églises” à remplir annuellement…  (Et il était plus facile à atteindre que les quotas de production de blé ou de pommes de terre…) ?

En Europe du Nord, la grande vague d’iconoclasme causée par la Réforme protestante, qui atteignit si gravement les édifices religieux de cette partie du monde, fut initiée par une poignée de théologiens et de polémistes qui comptaient parmi les plus affûtés de leur temps (Müntzer , Zwingli, Calvin, Karlstadt, …)  

Au Japon, l’ère Meiji, se caractérisa par une immense œuvre de réforme de l’État et de la société. Cela passa, entre autres, dès 1868, par une campagne d’affaiblissement du bouddhisme voulu par le gouvernement impérial japonais. Cette campagne permettra à M. Émile Guimet – l’industriel collectionneur, bientôt fondateur du réputé Musée Guimet à Paris -, en voyage au Japon à cette époque, d’acquérir à vil prix des pièces inestimables promises initialement au bûcher… 

Et il y aurait bien d’autres exemples : les Khmers Rouges ; le conflit entre prêtres d’Amon et d’Aton au sommet de l’État égyptien (XIVe siècle avant JC.) ; les étudiants Gardes Rouges chinois ; les chrétiens égyptiens, au IVe siècle, martelant les statues des anciens dieux pharaoniques ; les Almohades, leurs persécutions et autodafés ; l’action des ordres religieux catholiques dans les Amériques post-Colomb ; Aurangzeb en Inde (XVIIe siècle) ; DAECH en Syrie et Irak ; les étudiants nationaux-socialistes épurant les bibliothèques allemandes (1934) ; le premier empereur de Chine faisant enterrer vivant les plus grands lettrés de son temps ; les dirigeants politiques de la Commune de Paris (1871) faisant abattre la colonne Vendôme ; la campagne de destruction d’églises et de monastères, en Espagne, initiées par les groupes dirigeants anarchistes et socialistes en 1936, dans les jours qui précédèrent et suivirent le coup d’État nationaliste,  … etc

Moralité : ceux qui se soucient de la préservation du patrimoine historique doivent – hors effondrement civilisationnel ou invasion étrangère – se méfier de ce qui se rumine dans les hautes sphères de la société. 

Montage photos BAR: De gauche à droite, vandalisme chrétien au temple d’Hathor de Denderah, Révolution culturelle chinoise, statue de Ramsès II vandalisée (Louxor), probablement pendant la période musulmane de l’Egypte.

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