Belle biographie artistique de Jean Villard – Gilles


PAR PIERRE JEANNERET

Jean Villard, dit Gilles (1895-1982), est trop souvent réduit à la taille d’un sympathique chansonnier pour soirées vaudoises. Quelle méconnaissance de ce personnage, qui fut homme de théâtre en phase avec le renouveau de l’art dramatique, cabarettiste d’une veine satirique exceptionnelle, poète et musicien de grand talent. En outre, il n’est pas cantonné en Suisse puisque la majeure partie de sa carrière s’est déroulée en France.

Une passionnante biographie artistique redonne au poète la place qu’il mérite. Elle ne s’arrête pas sur le «misérable tas de petits secrets», comme disait André Malraux, que recèle toute vie. 

Cependant, ce livre aurait pu ne pas voir le jour. D’abord le fruit de l’immense recherche effectuée par Olivier Rumpf, interrompue par sa maladie puis son décès en 2018, ce travail a été repris par Marie Perny. L’auteure et artiste s’efface derrière son prédécesseur avec humilité pour poursuivre son œuvre et donner sa version définitive à l’ouvrage.

Montreux, «la mob»

Jean Villard grandit à Montreux. Son père, avec lequel il entretiendra des relations difficiles, est un architecte actif, à une époque où la localité lémanique est en plein boom touristique. Jean suit des études classiques et dès son adolescence, il manifeste son goût pour la poésie et la musique.

Il ancre dans son expérience de soldat durant la mobilisation de 1914 son antimilitarisme et son amour de la paix. Alors que la société estudiantine de Belles-Lettres constitue son école de la chanson. 

Il a vingt-quatre ans, quand en 1918, il joue le rôle du diable, lors de l’unique représentation – pour cause de grippe espagnole – de L’Histoire du soldat. Ce spectacle résolument novateur de Ramuz et Stravinski se déroule dans un décor du peintre René Auberjonois et sous la direction orchestrale du jeune Ernest Ansermet.

Le récit de la participation de Gilles à cette aventure constitue un chapitre fort intéressant du livre, car Olivier Rumpf reconstitue une atmosphère culturelle, prenant soin de la mettre en rapport avec le renouveau esthétique théâtral opéré par les metteurs en scène Vsevolod Meyerhold et Adolphe Appia.

Diseurs, chanteurs, danseurs, acrobates… Gilles

Dès l’année suivante, Jean Villard poursuit son rêve théâtral initial à Paris, auprès de Jacques Copeau au théâtre du Vieux-Colombier. «Le patron», comme on l’appelle, exige de ses disciples une pleine maîtrise du corps. Il veut des comédiens qui soient à la fois diseurs, chanteurs, danseurs, acrobates, mimes, improvisateurs, reprenant ainsi la tradition de la Commedia dell’arte

Cette école se révélera très utile au jeune Vaudois, dont les cabarets seront les lieux d’un spectacle total. En 1924, Copeau poursuit son entreprise de renouveau du théâtre en Bourgogne, où Jean Villard le suit. Dans un spectacle tenant de la farce, il est distribué dans le rôle d’un Gille, personnage de niais rusé issu du théâtre d’Aristophane et de Plaute, dont il tire son pseudonyme: Gilles avec «s» qui accompagnera sa célébrité. 

Il participe à de nombreuses représentations, notamment de comédies de Molière. Mais en 1929, la compagnie du Vieux-Colombier est dissoute. Les «Copiaus», comme ils se nomment, doivent entreprendre une nouvelle carrière.

C’est alors que Jean Villard (Gilles) et Aman Maistre (Julien) se lancent à Paris dans le cabaret. Et cela dans le contexte difficile de la crise économique. Celle-ci inspire à Gilles sa chanson «Dollar», qui fait sensation. Le duo se partage entre les boîtes de Pigalle et les tournées. Le succès, immense, est dû à leur renouvellement radical de l’art du cabaret, l’arrachant à ses conventions, à sa vulgarité, à ses chansons salaces.

Anarchistes, antimilitaristes, ils parlent de la guerre, de l’exploitation, du fascisme. Ils ont rejeté le frac pour se vêtir, dans leurs spectacles, du maillot noir de marin et du pantalon pattes d’éléphant. Leurs sympathies progressistes les conduisent à participer à des manifestations militantes. 

Lors de la campagne électorale qui amènera la victoire du Front populaire en 1936, une chanson de Gilles, «La belle France», est distribuée à des millions d’exemplaires! L’année 1937 marque cependant la fin de la collaboration entre Gilles et Julien.

La guerre, retour en Suisse

À la déclaration de guerre, Jean Villard doit rentrer en Suisse, où il est beaucoup moins connu. Deuxième coupure dans sa trajectoire artistique. Mais Radio-Lausanne l’engage pour une chanson inédite chaque samedi soir.

Il participe aussi aux «Loisirs à l’armée» pour les mobilisés. C’est alors qu’il fait la connaissance d’Édith Burger, que tous les témoins décrivent comme une femme lumineuse, solaire, qui sera pendant plusieurs années sa meilleure partenaire. 

Gilles ouvre à Lausanne un cabaret à l’enseigne du Coup de Soleil. On laissera au lecteur du livre le plaisir de découvrir l’origine de cette dénomination. Pendant toute la guerre, pour les Suisses romands, mais aussi pour les Français ployant sous le joug de l’occupant nazi, les chansons de Gilles, grâce aux ondes de Radio-Sottens, apportent espoir et esprit de résistance. 

Le Canard enchaîné écrira en 1946: «Pendant que Maurice Chevalier, à Radio-Paris, au temps de l’Occupation, chantait les bienfaits de la collaboration, dans un cabaret de Lausanne, Gilles, citoyen vaudois, continuait à dire son amour pour la France et sa haine du fascisme.»

En effet, contournant avec courage la censure, l’artiste dit ou chante des poèmes clairement anti-hitlériens, célébrant par exemple le Débarquement et le courage des Anglais. À la Libération, Gilles sera fait chevalier de la Légion d’honneur.

Chevalier à Saint-Saphorin

L’année 1948 est marquée par la mort d’Édith Burger. Mais, heureusement, les amis parisiens de Gilles lui trouvent un nouveau cabaret. Il entame donc une seconde carrière parisienne, entre 1949 et 1958. 

Le livre cite de nombreux articles de presse, tous très louangeurs, de Libération au Monde et à Combat. Et Gilles a trouvé un nouveau (et dernier) partenaire, en la personne d’Albert Urfer. 

A côté des prestations du duo, le cabaret accueille nombre d’artistes qui connaîtront la célébrité: le Piccolo Teatro de Giorgio Strehler, Michel Serrault, les Quatre Barbus, ou encore Jacques Brel. Ce dernier gardera une immense reconnaissance envers Gilles. Il dira aussi que le poème «La Venoge », qui exprime l’amour d’un homme pour sa terre natale, lui a inspiré sa chanson «Le Plat Pays»

En 1958, Gilles revient dans le canton de Vaud et s’installe à Saint-Saphorin. Cette dernière partie de sa vie jusqu’à sa mort en 1982 est traitée très sommairement. Est-ce dû à la disparition d’Olivier Rumpf ou au choix de focaliser sur l’époque de l’effervescence culturelle qui a fait l’artiste?

On pourra aussi regretter que les nombreux engagements politiques de Gilles pour le désarmement et la paix, ainsi que ses prises de position socialistes, soient à peine évoqués. Rappelons cependant que le livre se veut biographie «artistique».

À la suite d’Olivier Rumpf, Marie Perny apporte d’ailleurs un éclairage original à l’œuvre de Gilles, en synthétisant les témoignages de chansonniers et compositeurs qui se sont penchés sur les caractéristiques du style musical de cette grande figure des arts, à la fois profondément vaudoise – un chapitre est consacré à «La Venoge » – et universelle.


Olivier Rumpf et Marie Perny, Jean Villard Gilles. Une biographie artistique, Vevey, Éditions de L’Aire, 2020, 254 p.

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