Le lecteur distrait ou le parcours érudit de Luc Weibel


PAR PIERRE JEANNERET

Luc Weibel, né en 1943, est à la fois enseignant universitaire, historien, traducteur et écrivain. Ses écrits de diverses natures surprennent toujours par leur originalité. Dans Un été à la bibliothèque, paru en 2016, il livrait déjà une sorte d’autobiographie intime, dans la ligne de l’écrivain Amiel (1821-1881).

La biographie et l’autobiographie occupent en effet une place importante dans son œuvre. Avec Le lecteur distrait (Éditions Nicolas Junod), il propose un parcours de vie assez particulier, puisque celui-ci s’appuie sur ses lectures et montre son évolution dans ses goûts et ses intérêts littéraires.

Il le dit lui-même : «Ce livre se présente comme une promenade dans la succession de mes lectures.» Un défaut qu’on ne pourra lui reprocher, c’est la fatuité! Au contraire, Luc Weibel témoigne d’une modestie et d’une sorte d’ingénuité touchante, lorsqu’il révèle, par exemple, sa découverte fort tardive de la littérature romande.

Babar, Livre de poche… des étapes

Sa démarche est chronologique. Il évoque d’abord ses lectures enfantines, Babar de Jean de Brunhoff, Tintin puis les BD d’Alix l’intrépide. Ce fils d’une grande famille bourgeoise genevoise peut disposer d’une riche bibliothèque et de la vaste culture parentale, même si celle-ci est marquée par un protestantisme calviniste austère, dont il s’extirpera plus tard.

Son entrée à l’université en 1962 coïncide plus ou moins avec les débuts des collections en livres de poche, qui lui permettent de se constituer un «petit panthéon littéraire». Dans celui-ci figure notamment La Peste de Camus, dont le héros, le docteur Rieux, qu’il qualifie de «saint laïc» aide le jeune homme à passer de la foi à l’agnosticisme. 

Luc Weibel évoque également quelques prestigieuses figures de la vie intellectuelle genevoise, dont celles de Jeanne Hersch et de Jean Starobinski.

L’auteur traduit bien les enthousiasmes intellectuels et les modes littéraires des années soixante. Il se gausse un peu, en passant, du jargon, du sabir, voire du galimatias résultant d’un mélange entre le Nouveau roman, l’existentialisme, le structuralisme, la psychanalyse et le marxisme.

Car Luc Weibel restera toujours attaché à une langue classique, à une expression française dont la qualité première est la clarté. Cette période d’effervescence lui ouvre cependant des horizons nouveaux : «Ce qui nous manquait dans nos études, c’était le lien avec le social, le politique, en un mot le présent.»

Question sociale

Jusque-là en effet, sa vie intellectuelle semblait se dérouler dans un univers abstrait et éthéré, loin de toute considération bassement matérielle. Mais il va désormais affronter les réalités sociales, auxquelles l’a introduit Michel Foucault, à Paris. D’abord à travers «l’affaire Richard», un prolétaire doublé d’un marginal, exécuté à Genève pour assassinat, en 1850.

Puis ce sera le long dialogue avec Madeleine Lamouille, qui a servi comme «bonne à tout faire» chez ses grands-parents, dialogue qui aboutira en 1978 à Pipe de terre, pipe de porcelaine, publié aux éditions Zoé. Ce récit assez critique d’une vie de travailleuse domestique remportera un immense succès. L’opus engendrera par ailleurs tout un débat sur la manière de mener les récits de vie, notamment de personnes dont l’expression est essentiellement orale.

Cet engagement, non partisan, dans l’univers social et politique conduit Luc Weibel à traduire Le Mouvement ouvrier en Suisse. Documents de 1800 à nos jours, produit par un groupe de travail de jeunes historiens alémaniques, puis les Reportages en Suisse de l’écrivain et journaliste, Niklaus Meienberg.

Une autre de ses diverses activités sera la série de rencontres avec des écrivains romands, pour le magazine L’Hebdo. Il tire ainsi de belles pages consacrées à l’auteure féministe Alice Rivaz, qui était la fille de Paul Golay, grande personnalité du socialisme vaudois. 

Le livre se termine par deux appendices, l’un consacré à la participation de Luc Weibel aux travaux du comité de la Fondation Schiller, qui nous vaut un portrait de ce groupe au vitriol, et l’autre à sa longue fréquentation de France Culture. Là, on le voit, on a quitté l’univers de l’écriture pour le monde radiophonique, quand bien même la littérature occupe dans les programmes de cette chaîne une place importante.

L’ensemble du livre vaut à la fois par ses évocations de divers mouvements culturels, son ton de confidence intime, son humour discret, et par une sorte de détachement, celui d’un homme qui ne se prend pas trop au sérieux. On lui sait gré de cette absence de prétention qui l’honore.

Luc Weibel, Le lecteur distrait, Genève, Éditions Nicolas Junod, 2020, 223 p.

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