Quand le commerce des fruits est plus, et mieux, réglementé que celui des armes


PAR PASCAL HOLENWEG

Le 29 novembre, on ne votera pas seulement pour des “multinationales responsables” de leurs actes, on votera aussi pour une Suisse responsable de sa puissance financière , autrement dit contre le financement des producteurs d’armes de guerre.

En 2018, de Suisse, près de 9000 milliards de dollars US ont été investis dans des entreprises fabriquant de l’armement nucléaire, comme Northrop Grummann, qui réalise la quasi totalité de son chiffre d’affaire dans la production de matériel de guerre, et dans quoi Crédit Suisse a investi plus de 100 millions de francs. La loi fédérale est ainsi contournée par la distinction entre le financement direct et le financement indirect -c’est de celui-ci dont il est question : les banques incriminées ne financent pas directement, par des crédits, la production d’armes interdites, mais des entreprises par des placements effectués en fonction des indices boursiers. Et quoi de plus innocent qu’un placement ? “Oui, j’ai placé des fonds dans Boeing, et alors ? Ah bon, ils ne font pas que des avions de ligne ?”… 

Le financement de la fabrication, de la production et de la vente d’armes proscrites par le droit international (armes atomiques, bombes à sous-munitions, gaz de combat) est certes interdit en Suisse, mais  UBS, le Crédit Suisse, la holding des banques cantonales (Swisscanto Holding) , et même la Banque Nationale, financent des fabricants d’armes impliqués dans la production d’armes atomiques : la Banque nationale a investi 800 millions de francs en 2016 dans l’industrie de l’armement atomique, et elle détient des actions d’entreprises d’armement nord-américaines, comme Raytheon, Honeywell (elle y a investi 66 millions de francs) ou Lockheed Martin (45 millions investis), plus gros producteur mondial d’armes, chargé de la production et de l’entretien d’armes nucléaires étasuniennes et britanniques. UBS a mis à disposition d’entreprises impliquées dans la production d’armes atomiques près de quatre millions de dollars et finance trois producteurs de sous-munitions. Crédit Suisse en est pour 1,5 million, la Banque cantonale de Zurich pour 5 millions (depuis 2011), dans des entreprises productrices d’armes nucléaires ou pouvant être nucléaires, comme le groupe français Safran qui produit des missiles dont l’ogive peut contenir plusieurs têtes nucléaires. Et les fonds de pension ont investi plusieurs milliards de francs dans le secteur des armes -le bon exemple, là, serait donné par la caisse de pension de la fonction publique genevoise qui a édicté de strictes directives excluant les investissements coupables dans l’industrie d’armement…les caisses de pension des villes de Zurich et de Berne, des cantons de Bâle, Zurich et Berne excluent également le financement de matériel de guerre -mais en limitant cette interdiction au financement du matériel déjà interdit (armes nucléaires, à sous-munition, biologiques, chimiques, mines antipersonnel…). D’autres grands acteurs financiers internationaux, comme le fonds souverain norvégien (qui gère près de 900 milliards de dollars) n’investissent plus dans des entreprises fabricant de telles armes. En Suisse, depuis 2013, une loi fédérale sur le matériel de guerre interdit le financement direct et indirect du matériel de guerre prohibé par le droit international, mais le financement indirect ne constitue une infraction que s’il est pratiqué pour contourner la loi, ce dont il est pratiquement impossible de donner la preuve. Et aucune interdiction du financement d’un matériel de guerre non interdit par le droit international n’est posée dans la loi. Du coup, l’argent des retraites des Suissesses et des Suisses peut financer le commerce de la guerre, pour peu qu’il ne porte pas sur des armes explicitement interdites. Comme si un drone, un missile, un fusil d’assaut ne tuaient que des combattants ennemis, et jamais des civils, des femmes, des enfants, des soignants, des prisonniers…

Le commerce mondial des armes pèse, selon les estimations, entre 20 et 50 milliards de dollars par an, sans compter le poids du commerce illégal. Les trois plus grands exportateurs d’armes sont, dans l’ordre, les USA, la Russie et la Chine, les USA et la Russie vendant à eux deux plus d’armes que tous les autres Etats réunis, Chine comprise. Quant aux importateurs, les principaux sont l’Inde, l’Arabie Saoudite et la Chine. Mais par tête d’habitant, la Suisse est carrément le deuxième exportateur mondial de matériel de guerre, derrière Israël et devant la Russie -mais comme la loi suisse différencie hypocritement les “biens militaires spéciaux” et le “matériel de guerre”, le Secrétariat d’Etat à l’Economie (le Seco) peut annoncer que les exportations de matériel de guerre se situent à un niveau “historiquement bas”, alors que si on tient compte des exportations de “biens militaires spéciaux”, ce petit commerce était en augmentation… La même hypocrisie règne quant aux destinataires des exportations : le Seco annonçait n’avoir autorisé aucune exportation de matériel de guerre vers les pays impliqués dans le conflit au Yemen… mais des “biens militaires spéciaux” (dont des avions d’entraînement) avaient été exportés vers l’Arabie Saoudite (dont l’aviation bombarde hôpitaux et camps de réfugiés au Yemen) pour plus d’un demi-milliard de francs… et avec les Etats du Golfe, l’Arabie Saoudite représentait plus de 60 % des exportations suisses d’armes et de matériel militaire…

Un Traité international sur le commerce des armes est en vigueur depuis 2015 : tous les Etats parties doivent communiquer, une fois par année, leurs exportations et leurs importations d’armes -ce qui, par le croisement des données, devrait permettre de repérer les trafics. Ce traité est un système de surveillance, pas un moyen d’éradication : il n’interdit pas le commerce des armes, sauf dans le cas d’embargos décidés par l’ONU ou si elles se font à destination de groupes criminels ou terroristes, la définition de ce qu’est un “groupe terroristes” et la désignation comme tel d’un groupe armé, étant sujettes à des interprétations opportunistes, ou encore si elles risquent de provoquer de “graves” violations des droits humains ou du droit humanitaire -ce qui est évidemment un risque inhérent à tout usage des armes exportées. Le traité ne prévoit, à l’exception de sanctions internationales qui peuvent être décidées par le Conseil de Sécurité de l’ONU, aucun mécanisme de sanction indépendant des Etats parties  : c’est à eux d’entamer des poursuites et des sanctions lorsqu’il s’avère qu’ils ont, ou que des personnes ou des entreprises sous leur juridiction ont, enfreint les dispositions du traité, dissimulé des exportations ou commis des exportations que le traité exclut. On est donc supposé faire confiance aux Etats partie. Confiance qu’on n’aura même pas à accorder aux Etats-Unis, à la Russie et à la Chine, qui n’ont pas signé le traité (contrairement au Royaume-Uni, à la France et à l’Allemagne) et n’ont donc pas à le respecter. Et que personne, d’ailleurs, n’a envie, ni le pouvoir, de sanctionner : “too big too doom”… tout au plus pourra-t-on savoir qui a importé légalement des armes américaines, russes ou chinoises. Et encore : les statistiques que les Etats devront rendre ne seront publiées que s’ils les publient eux-mêmes… Bref, le commerce des fruits est plus, et mieux, réglementé que celui des armes, et on en sait plus sur les importations et les exportations de bananes que sur celles de missiles. C’est à cela, aussi, qu’il faut mettre fin : l’argent suisse tue, mais dans l’ombre…

CauseS toujours” N° 2344

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