L’enterrement plutôt inquiétant de la hiérarchisation des sujets dans les médias


PAR YANN LE HOUELLEUR

Cela ne saute pas forcément aux yeux. Mais à bien y réfléchir : la forme est parfois le plus exact reflet du fond. Depuis de longues années, nous assistons à une interminable déconstruction du monde assortie d’une perte des repères. Que l’on songe, de même, à l’effondrement du niveau culturel et à une fragmentation des médias : dès lors, il était inévitable que soit remise en cause « la hiérarchisation des sujets ».

Naguère, les étudiants en journalisme apprenaient à distinguer les faits importants de faits plus aléatoires. Il fallait opérer des choix, parfois même de manière téméraire : savoir dans quelle mesure un texte pouvait s’avérer prioritaire et garantir sa mise en page avec toute la clarté requise.

Puis dans seconde moitié des années quatre vingt, lorsque la PAO a pris le dessus sur la photocomposition, nous avons assisté à une rébellion vis-à-vis de la charte graphique. Peu à peu, les polices de caractères se sont entremêlées et superposées dans une explosion de couleurs flashies. Effectivement, rivés à leur ordinateur les maquettistes rivalisaient d’audace et de créativité.

Ainsi le contenant a-t-il pris le pas sur le contenu. Par exemple, des articles pourtant intéressants étaient publiés en blanc sur fond de couleur avec, souvent, d’écœurants dégradés… Un vrai chaos !

Avec l’avènement de l’Internet, ce chaos est devenu un enfer ! Il fallait tout essayer, tout oser, tout confondre. Or, le graphisme est un « art à part » : s’efforcer de rendre attrayant et lisible un texte.

Depuis quelques années, il semble que les maquettistes, dans les rédactions des magazines, se soient « policés » et qu’un certain retour à la hiérarchisation des sujets se fasse sentir.

Par contre, ce même phénomène du « cafouillis graphique » a touché les chaines de télévision, en particulier celles vouées à l’info continue. Observez bien une troublante évolution : impossible de regarder une émission sans que triomphe, en avant et arrière plan, des couleurs fluo. Priorité au bleu et au rouge les plus flamboyants ! Pourquoi donc ? De même, des incrustations de titres, de logos ainsi que des bandeaux où défilent des flashes d’infos saturent le petit écran au point, souvent, d’en occuper les deux tiers ! C’est particulièrement frappant « chez » BMF-TV, devenue un patchwork visuel surréaliste. Et puis, souvent, l’écran se fracture : les débatteurs apparaissent non plus réunis autour d’une table mais empilés les uns sur les autres.

Il est permis de se demander si cette évolution très préoccupante de la « mise en scène » des émissions va de pair avec une conception de plus en plus décousue, voire désinvolte, de journalisme. On ne sait plus lequel parmi les intervenants est « le journaliste », si ledit journaliste n’est pas en réalité « un consultant », et si les invités ne sont pas les deux à la fois !!! Pire encore : ces prétendus décrypteurs de l’information s’adonnent à une causette, une guerre des égos, oubliant de s’adresser aux téléspectateurs, lesquels se métamorphosent en « voyeurs » désabusés. Ils sont les grands oubliés de la chaîne, en réalité. Ils ont de quoi se sentir perdus face à des « causeurs » pour causes perdues qui n’ont plus guère le souci d’être intelligibles.

BFM-TV aura beaucoup contribué à décrédibiliser l’information et la respectabilité du métier de journaliste. Petite parenthèse : BFM-TV est réputée favorable à M. Macron. Sa rivale CNews (la sœur de Canal +, les deux chaînes appartenant à Vincent Bolloré) a mis le curseur à droite : lors des « tournois d’idées » organisés sur son plateau, certains polémistes sont même issus de partis tels que le Rassemblement national ou les Patriotes. Ceci dit, BFM-TV et CNews font appel à un éventail restreint, toujours le même, d’intervenants et de spécialistes. Un petit monde où l’on cultive la manie de l’entre soi.

Voués en général au format d’une heure, les émissions ainsi produites sont nécessairement peu coûteuses. 

Les débats qui tournent parfois au pugilat sont entrelardés de reportages. L’actualité étrangère apparaît comme la cinquième route du carrosse. Ce qui est le plus grave, à nos yeux, outre l’absence de hiérarchisation des sujets, est précisément le point suivant : la frontière entre l’information à proprement parler et le commentaire est de plus en plus ténue. Les animateurs, de toute évidence, cherchent à créer sur les plateaux une atmosphère électrique qui incite les invités à réagi de manière impulsive et à lapider des petites phrases qui deviendront peut-être l’info du jour, alors répétées en boucle par toute la presse. Un exemple ? Récemment, lors d’une émission diffusée par BFM-TV, le très impulsif Jean-Luc Mélenchon, leader de la France Insoumise, a exposé sa vision des médias. D’une part, M. Mélenchon a promis, s’il remportait l’élection présidentielle en 2022 : « Je ne permettrai plus à quelques milliardaires de détenir 90  % des médias. » D’autre part, il a dénoncé les travers des journalistes qui « tels des robots répètent les mêmes choses toute la journée ». Petite phrase vacharde de sa part : « Vous, les journalistes, vous risquez de ne servir à rien ».

Roublard, sachant retourner la situation à son avantage, M. Mélenchon a su « faire l’info » ou le buzz si vous préférez. Le lendemain, la presse faisait ses choux gras des propos ainsi tenus sur « les milliardaires de l’info ».

L’auteur est journaliste à Paris, fondateur du journal numérique Franc-Parler.

Photo BFM-TV: des débats qui tournent parfois au pugilat.

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Un commentaire à “L’enterrement plutôt inquiétant de la hiérarchisation des sujets dans les médias”

  1. Eran Shamgar 7 décembre 2020 at 10:58 #

    Souvent, au lieu d’aller chercher l’information sur le terrain, le journaliste se contente d’internet et d’agences de presse et les éditeurs, par souci d’économie, se contentent d’un correspondant par « évènement» qui distribue ses articles sous différents pseudonymes dans une dizaine de journaux ; libre à ces derniers d’adapter les titres et modifier les textes selon leurs couleurs idéologiques.

    Résultat : tous ont les mêmes informations et la forte concurrence entre les journaux oblige les maquettistes (souvent sur la demande de la rédaction) à rendre les pages « créatives », pour se différencier des autres titres. Voici donc une première réponse pour comprendre cette « variété » graphique : plus la concurrence est forte, plus les journaux se différencient visuellement avec un contenu quasi-identique.

    Pour la TV et les chaînes d’information continue, c’est la même équation. Pour se « vendre » elles ont besoin de polémistes, de commentateurs qui discutent sans fin sur des thèmes de « café de commerce », pour être accessibles au plus grand nombre. L’information étant devenue un produit de consommation normal, les événements se choisissent uniquement selon les souhaits du public. Ainsi, depuis des décennies, tout le monde tourne autour des mêmes infos et seul l’emballage fera la différence.

    Plus inquiétante est encore une excellente manière de contrôler l’information. Cela explique aussi le succès grandissant des sites indépendants qui, pour les plus sérieux, reviennent au travail journalistique qui est celui d’informer et de hiérarchiser l’information.

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