Présidentielle au Pérou, les surprises Fujimori et Castillo annoncent une bataille entre Lima et la province


PAR PIERRE ROTTET

Personne ne l’a vu venir !

Ni le camp bourgeois, ni les partis traditionnellement de droite, voire-d’extrême droite, tous concentrés sur leurs tirs groupés dirigés contre la candidate d’une gauche modérée, Véronika Mendoza. Au point d’oublier Pedro Castillo, l’homme de la Sierra. Castillo vient de Cajamarca, à quelque 1’000 km au nord-ouest de Lima, région qui passe pour être l’une des plus pauvres du Pérou, malgré la présence de la plus grande mine d’or d’Amérique du sud.

EL hombre d’une gauche « radicale », qui brouille aujourd’hui les cartes, arrivé largement en tête avec près de 20% des votes exprimés, soit près de 7 points d’avance sur la populiste Keiko Fujimori (13,3) son accompagnatrice au second tour du 6 juin, le conservateur Hernando Soto et l’opusien d’extrême droite Lopez Aliaca, tous les deux crédités peu ou prou de 11,6%, selon les résultats pratiquement définitifs tombés mardi 13 avril 2021.

Pedro Castillo, longtemps modeste instituteur d’école primaire rurale, est un « campesino » et syndicaliste venu de ce Pérou profond qu’est la Sierra, ce coeur péruvien, son âme historique et culturel, néanmoins oublié de la bonne bourgeoisie et des milieux conservateurs et économique limeños. Il affrontera l’autre immense « surprise » de cette présidentielle, Keiko Fujimori. Malgré ses nombreuses casseroles judiciaires, elle sera bel présente au second tour, après ses échecs successifs en 2010 et 2016. Pourtant vouées aux gémonies, à l’oubli, surtout, toujours sous le coup d’une vaste enquête pour corruption, blanchiment d’argent, enrichissement illicite et autre, emprisonnée une fois déjà, la fille du dictateur Fujimori, de sinistre mémoire, était pourtant la candidate avec le plus fort taux de rejet parmi les votants.

« Faut croire que beaucoup d’électeurs ont perdu la mémoire, oubliant de fait le désastre sous le régime de son père, Alberto Fujimori. Qu’elle a promis de faire libérer de prison », commente Plinio, un électeur dépité. Autrement dit, le Pérou entre dans une période plus tempétueuse encore, avec de très profonds clivages entre une société marginalisée, et une autre plus ou moins fortunée, à l’abri des besoins. Tempétueuse et de tous les dangers en raison d’un second tour qui se convertira en une bataille entre Lima et les régions.

Il y a moins de 10 jours, Pedro Castillo, crédité d’à peine 2 à 3 % des intentions de votes, était encore un candidat insignifiant, snobé par les chroniqueurs et les faiseurs d’opinion, et par « la bonne société » de Lima. Le boomerang et la gifle infligés en retour viennent fort à propos redistribuer les cartes, avec ce vote sanction, le premier jamais enregistré de cette ampleur au Pérou. Une sanction qui secoue toute la Sierra andine, du nord au Sud du pays, celle d’un monde paysan, d’un autre Pérou, désemparé le plus souvent. Celle aussi des déshérités de toujours qui ont ainsi manifesté et exprimé ce que changement signifie pour cette population éloignée, bien loin de cet autre pays qu’est Lima à leurs yeux.

Bien loin ? Castillo, leader de sa formation « Peru Libre », recueille en effet péniblement 5% à Lima, alors que l’appui va bien au-delà des 50% dans les régions les plus pauvres. La Sierra, du nord au Sud… Sa formation politique rafle également la mise en devenant le premier parti au Congrès, avec 33 sièges, selon les prévisions. Mais dans un parlement plus fractionné et fragmenté que jamais.

Agé de 51 ans, le maître d’école Castillo avait ébranlé le monde de l’éducation au Pérou, en se posant en leader d’une très longue grève des maîtres d’école, en 2017. Pendant sa campagne électorale, il a notamment promis de nationaliser le gaz et divers projets parmi les plus importants au Pérou, et de faire passer les budgets santé et éducation de 4 à 10% du PIB, ainsi que de s’attaquer à la Constitution, en la dépoussiérant de l’influence de Fujimori. Son coup de griffe contre une certaine presse a été remarqué. N’a-t-il pas promis d’en « terminer avec la télévision ordure »?

Paradoxe, pour celui qui passe pour un « gauchiste radical », l’autre Pedro Castillo, conservateur, membre d’une Eglise évangélique rigoriste, s’est prononcé contre le droit à l’avortement, contre les mariages homosexuels, contre l’euthanasie. Des sujets généralement défendus par les milieux conservateurs. Que ne renierait pas l’opusien Aliaga.

Cette position tranchée pourrait lui valoir une absence d’appui de la gauche traditionnelle, représentée par Véronika Mendoza, et de bien d’autres mouvements engagés, lors du second tour, le 6 juin. Elle devrait néanmoins faire les affaires de Keiko Fujimori. Cette dernière puisera du soutien dans l’électorat de droite, et notamment auprès des deux candidats passés en deuxième et troisième position. La leader du clan Fujimori ne se privera sans doute pas de rappeler les liens supposés qu’aurait entretenu à une époque lointaine le candidat Castillo avec le Sentier lumineux. Le Journal « Perú 21 » avait du reste anticipé samedi dernier, en titrant, « attention le sentier lumineux sera présent lors de ces élections! ». Un discours qui risque bien de ne plus suffire.

Jusqu’à présent la désormais habituée des seconds tours, un peu à la manière du clan Le Pen en France, avait fédéré contre elle un large éventail politique, allant de la gauche au centre, et même parfois un peu plus. La majorité des Péruviens n’avait assurément pas voté en faveurs des présidents élus en 2010 et 2016, mais bien contre Keiko Fujimori. Plus qu’un dilemme, il n’est pas certain que tous se fassent violence pour donner leurs voix à l’un ou à l’autre, le 6 juin prochain.

A n’en pas douter, ce vote des extrêmes laissera des traces profondes au Pérou. Le politologue José Incio prévient : Ce qui s’est passé dimanche doit se lire « comme une revendication identitaire ».

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