Franchement, on peut se demander où sont passées les valeurs de partage et d’humanité…

PAR YANN LE HOUELLEUR

Il fait bon vivre dans « sa » ville, même si elle n’est en aucun cas « un écosystème idéal ». (L’auteur de cet article habite à Gennevilliers, à cinq stations de métro de Paris.)

Curieusement, j’ai vécu la période du confinement comme une redécouverte de la proximité, ce qui nous manquait tant puisque la mondialisation est plutôt synonyme de déracinement perpétuel. Malgré toutes les querelles qui font le sel d’une vie locale, nous sommes nombreux à avoir découvert les bienfaits de la solidarité. Une prise de conscience : réaliser qu’on n’est pas seul à vivre des souffrances, mais aussi de petits bonheurs, de toute sorte.

Maraudes, collecte d’aliments, messages d’alerte(s) sur les réseaux sociaux, appel aux dons, apprentissage d’une observation plus scrupuleuse de la nature : ce fut le « côté positif », d’une certaine manière, de la pandémie. Qualités, vertus retrouvées en dépit d’une comptabilité effrayante, à savoir tant de vies que la Covid nous arrachait sans prévenir. Peut-être aussi l’impression que les autorités, nonobstant les si nombreux dénis de la réalité commis, retrouvaient le sens de ce mot qui nous avait fait longtemps défaut : « protéger »… Douce illusion, en vérité, car on s’aperçoit, aujourd’hui, que le retour à un individualisme effréné est l’une des pires violences susceptibles de conduire à notre autodestruction.

Dessins: Yann Le Houelleur,
mai-juin 2021

Aujourd’hui, quand je vais à Paris, pourtant à portée de la main (je suis un banlieusard) l’impression me vient d’avoir traversé un océan et de m’aventurer sur un autre continent. La capitale semble se relever vite de l’apathie qui l’avait défigurée, avec des boulevards soudain déserts et silencieux. Le va et vient perpétuel des voitures, des scooters mais aussi des nouveaux « produits » de la mobilité douce est redevenu infernal et dévoreur de sérénité. Sur le pont des Arts où j’étais allé goûter à la fraîcheur d’une soirée encore printanière incrustée de particules de canicule, j’avais énormément de mal à me concentrer face à l’Institut de France. Les lattes de bois qui font de ce pont sa singularité vibraient sous le poids de météores fonçant vers l’autre rive de la Seine : les trottinettes. La mobilité douce peut s’avérer être bien trop dure à supporter en certaines circonstances.

Et voilà qu’avec le déconfinement il faut nous faire, à nouveau, à l’idée que le retour à de prétendus jours heureux est assorti de l’exacerbation de nuisances la plupart dues au fait que beaucoup trop de gens, dans l’espace public, se croient seuls ! 

Et « quelque chose » me fascine : les terrasses des cafés sont prises d’assaut par des citoyens qui évoquent un indispensable départ en vacances. Avec raison, nous avons pleuré sur le sort, si peu envieux, des restaurateurs pendant le confinement. Ils ont su faire entendre leur voix et ils ont lutté en faveur d’un retour à l’art de vivre à la française.

Or, je m’aperçois qu’une pause sur une terrasse, en maints endroits, relève d’une comédie : quoique sympathiques, les serveurs sont entraînés à plonger la clientèle dans une atmosphère euphorique qui se traduit par une abondance de surplus sur la facture… et il arrive un moment où ils (nous) font comprendre que nous sommes de passage. Céder la place à ceux qui attendent leur tour pour consommer devient un impératif.

Partout, le goût du luxe occupe le devant de la scène, au détriment de cette simplicité qui est aussi une composante de l’art de vivre à la française. Pour moi, indéniablement, la simplicité, l’hospitalité et l’entraide constituent un « luxe authentique ».  Vanter la France comme la patrie du luxe présente des avantages en matière touristique et économique tout en reléguant au rang de « gueux » ceux qui n’ont pas les moyens de vivre décemment. 

Dessins: Yann Le Houelleur,
mai-juin 2021

Dans « Le Parisien » daté du 17 juin 2020, il y avait un long article sur l’arrivée, le long des Champs Elysées, d’une pléthore d’enseignes de luxe. L’un des messages délivrés sous une farandole de mots louangeurs était celui-ci : attirer une clientèle toujours plus jeune, les trentenaires, ceux tout au moins qui au prix de sacrifices (entre autres des études longues et ardues) sont catapultés à des postes de responsabilité avec interdiction de commettre le moindre faux pas. Toute erreur peut valoir une rupture de contrat par les Ressources humaines, dans bien des entreprises plus impitoyables qu’humaines.

D’ailleurs, avez-vous observé combien les grands médias, en général, sont plutôt indifférents à la détresse sociale qui monte, sans la moindre considération, trop souvent, pour « les oubliés de la relance » ? Les journalistes évoquent trop rarement le chômage et ses conséquences, le recours à la précarisation qui serait incontournable pour créer des emplois et donc le drame des auto-entrepreneurs qui laissent un quart de leur chiffre d’affaire aux Finances publiques et qui ne bénéficient d’aucun avantage social. (Ils sont obligés de s’offrir une mutuelle et de payer de leur poche leurs déplacements alors qu’ils génèrent de juteux bénéfices pour des employeurs dont certains ont leur siège social dans des paradis fiscaux. Oui, les « médias d’envergure » sont toujours moins sensibles à cet appauvrissement de pans entiers d’une société gangrénée par un libéralisme sans pitié.

Combien de Français ne partiront-ils pas en vacances cette année ? (J’en suis : mes dessins faits en plein air à Paris se vendent très mal, dans une société où les plus chanceux, les plus aisés pensent d’abord à leur estomac et parfois même à de futiles réjouissances.) Combien ne se lèvent-ils pas, assommés de bonne heure, par l’excès de soucis qui plomberont toujours davantage leur vie : factures non payées, coups de canif dans certaines prestations sociales (désolidarisation des revenus du conjoint pour le versement des allocations adultes handicapés, insistances d’huissiers agissant sans pitié aucune, rétrécissement des allocations chômage, hausse du coût de la vie, etc.). « Les jours heureux », pour eux, sont des paroles en l’air. En réalité, bien peu de gens oublient que le vrai bonheur consiste à se sentir capable de semer du bonheur autour de soi-même, dans la mesure du possible.

Certes, nous sommes en proie à une réelle insécurité, une évaporation progressive des règles de bonne conduite, et ce n’est pas un mirage que cette propagation de la violence dénoncée ici et là, très commentée sur les plateaux de télévision. Mais il ne faut pas oublier que l’un des facteurs de l’insécurité est d’ordre économique. La course à la rentabilité, l’obsession de la compétitivité, les pressions qu’exercent la publicité et les médias contribuent à une déstabilisation, une fragmentation grandissante de la société. Et certains hauts responsables politiques, recourant à des paroles méprisantes (suivez mon regard…), ne font que jeter de l’huile sur le feu.

L’auteur est journaliste à Paris, fondateur du journal numérique Franc-Parler.

Paris, Le Pont-Neuf, Dessin de Yann Le Houelleur, juin 2021

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