Question jurassienne, là où pour les Bernois, de Wengen à Aarberg en passant par Gstaad et Steffisburg, s’arrête le canton de Berne, punkt ?


PAR PIERRE ROTTET

Pendant combien de temps encore nos médias, en général, à l’unisson de certains politiciens, continueront d’y aller de leurs certitudes? En affirmant qu’une page se tourne définitivement en commentant une actu, alors que, la plupart du temps, voir très souvent, les faits démentiront demain, ou après-demain, leurs allégations. Inéluctablement ! Parce que ces mêmes faits et l’actu de demain ou d’après-demain s’en viendront égratigner puis balayer des certitudes fréquemment et légèrement lancées aux citoyens.

La Question jurassienne – entre de multiples actualités dans le monde y compris le Covid – vient à point nommé pour le rappeler. Dernièrement encore, le 23 septembre dernier pour être précis, avec l’accord sur la feuille de route fixant les modalités du processus du transfert de Moutier signé entre les gouvernements bernois et jurassiens. 

Processus du transfert de Moutier dans le cadre de la « Question jurassienne » ? 

Dit en passant, pour mémoire, une actu vieille de plusieurs décennies déjà, que cette Question. Mais aussi et surtout une actu de plusieurs décennies à venir. A n’en pas douter. Contrairement à ce que prétendent les relayeurs de l’info de service, bien trop disciplinés et alignés pour ne pas chanter la partition que leur délivre une info prête à l’emploi. Histoire d’affirmer en choeur avec la Berne cantonale, entre autres, que le transfert de Moutier « met un terme à la Question jurassienne ».

Autrement dit, le retour de Moutier dans le giron historique de sa région naturelle, le Jura. Ce qu’on ne lira et ne dira-t-on pas, en revanche!

Cependant, la plus minime des élémentaires prudences, mélangée à un zeste de curiosité, éloigneraient pourtant un tant soi peu nos commentateurs de service de ceux qui écrivent les textes de la chanson.

La curiosité ? Cette déformation professionnelle dans le journalisme, si nécessaire pour rendre crédible et passionnant le boulot. Par contre honnie des pouvoirs. Parce que ces derniers, n’aiment pas voir leurs contradictions étalées, jetées en pâture dans les journaux du lendemain, dans le téléjournal du soir. Avec l’avantage non négligeable de permettre à un vaste public consommateur d’infos de ne pas être pris pour un c…

Il suffisait d’un clic ici ou là dans le monde de l’histoire, autrement dit de s’employer à la plus petite des recherches, hors routine du train train journalier, aurait en effet rendu dérisoire et douteuse la péremptoire affirmation de Pierre-Alain Schnegg, membre UDC du gouvernement bernois: « Cette feuille de route met un terme à la Question jurassienne ». Une « Question » qu’il enterre à sa convenance, comme tant d’autres le firent avant lui, avec la conviction de ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités…

Ainsi, par exemple, entre mille et une périphéries de la Question jurassienne… ces quelques dates d’une histoire faite de mille rebondissements… Qui n’en finissent pas de rebondir :

En 1952, le Gouvernement bernois déclarait que la réalisation d’un plébiscite était irréalisable ;

Le 5 juillet 1959, par 16’354 non contre 15’163 oui, le Jura rejetait l’initiative séparatiste du Rassemblement jurassien pour l’organisation d’un plébiscite ;

Le 7 juillet 1959, au grand dam de Berne, le Rassemblement jurassien après le vote négatif sur son initiative du 5 juillet 1959 réagissait promptement avec une significative promesse, tenue : « La lutte continue » ;

Le 9 septembre 1969, le gouvernement bernois acceptait la motion d’un député sur un projet d’autodétermination. Mais il ignorait la notion de plébiscite… ;

Le 12 septembre 1969, le Grand Conseil bernois refusait une proposition de la Députation jurassienne à propos de la mise en place d’un statut d’autonomie…;

Le 23 juin 1974, les Jurassiens donnaient naissance au canton du Jura par 36’802 oui contre 34’057 non et 1’726 bulletins blancs. Contre toute attente, la Berne cantonale, qui avait fixé les règles du scrutin, voit son plan échouer, avec le « oui » des Jurassiens des 7 districts. De s’en tenir à ce résultat que ni la Suisse, ni le Rassemblement jurassien, ni surtout la Berne cantonale et fédérale attendaient, la Question jurassienne était démocratiquement résolue. La démocratie ratait là son rendez-vous avec l’histoire;

Le 16 mars 1975. Contrairement aux calculs du plan ourdi par le gouvernement bernois prévoyant la scission du nord d’avec le sud, le Jura méridional se séparait. Les districts de Moutier, La Neuveville et Courtelary décidaient de fractionner la terre jurassienne, en se détachant des trois districts du nord et en demeurant dans le canton de Berne. Quant au district de Laufon, qui optera d’abord pour Berne, il se rattachera par la suite à Bâle-Campagne ;

En septembre, 1975, le saucissonnage de la terre jurassienne se poursuivra en raison de la feuille de route de la Berne cantonale qui appliquera unilatéralement son additif constitutionnel : quatorze communes limitrophes de la nouvelle frontière se prononceront une nouvelle fois sur leur appartenance cantonale. La ville de Moutier, à une faible majorité, décidait de rester dans le canton de Berne. Un second sous-plébiscite allait ensuite permettre aux communes de Châtillon, Corban, Mervelier, Courrendlin, Les Genevez, Lajoux et Rossemaison de rejoindre le futur canton du Jura. Reste que la notion de peuple jurassien pourtant adoptée en 1950 sera brisée. Momentanément et partiellement brisée…;

En 1982, le corps électoral de Moutier élisait en effet un législatif à majorité séparatiste. Il le demeurera jusqu’à nos jours ;

En 1984, c’est l’éclatement de l’affaire des caisses noires bernoises. Suite à une enquête dans le cadre du rapport Hafner, le gouvernement du canton de Berne reconnaît avoir versé 730’000 francs – la partie visible de l’iceberg – aux mouvements anti-séparatistes, de manière illégale, pour financer leur propagande. Les effets historiques et désastreux de la corruption bernoise en ville de Moutier, ville charnière s’il en est, qui aurait pu modifier les choix des districts du sud de se séparer du nord sont bien réels. La Berne fédérale et la Suisse politique, honteusement silencieuses, s’en laveront copieusement les mains. Il convient en effet de savoir que le 23 juin 1974, par 2194 voix contre 2124, soit une différence de 70 voix, autrement dit le déplacement des votes de 36 citoyens, la ville de Moutier choisissait de rester bernoise. 36 citoyens, soit le prix de 730’000 francs… Et combien d’autres monnaies sonnantes et trébuchantes des caisses noirs pour faire tomber les velléités séparatistes de la ville…; 

En 1989 à la suite d’un recours déposé par des citoyens en raison de ces mêmes caisses noires, le Tribunal fédéral invalidait le résultat du vote du district lémanique du Laufonnais. Lors d’un nouveau scrutin, les citoyens du Laufonnais décidaient de rejoindre le canton de Bâle-Campagne ;

En août 1982, la commune rebelle de Vellerat se déclarait «indépendante et autonome», au grand dam des autorités helvétiques. Des deux Berne ! Son combat trouvera son épilogue victorieux le 1er juillet 1996. Vellerat rejoindra le canton du Jura après une lutte de plus de vingt ans.;

Le 18 juin 2017, Les citoyens et les citoyennes de Moutier faisaient le choix de rejoindre le canton du Jura, avec une participation de 89%. A n’en pas douter, un taux de référence en matière de démocratie en Suisse notamment. Le scrutin sera ensuite invalidé par la justice bernoise, une fois encore juge et partie ;

Le 28 mars 2021 les prévôtois confirmeront largement leur choix de rejoindre le Jura, avec une majorité de 3 à 4 fois plus importantes que lors du scrutin, quatre ans plus tôt;

Le 29 mars dernier, les autorités communales de Belprahon, commune limitrophe de Moutier, revendiquaient à leur tour de rejoindre le canton du Jura. Le niet bernois ne tardera pas à venir de la bouche du Conseiller d’Etat Schnegg. Un niet semblable à celui tonitrué à Vellerat par Berne il y a un peu plus de 20 ans. Et à de multiples occasions !

Ainsi que l’écrivait le Jura Libre dans son édition du 17 septembre dernier, « les hommes politiques bernois passent, leur clairvoyance demeure inchangée ». A l’image de ce que déclarait il y a bien longtemps le futur conseiller fédéral bernois – 1952 à 1958 – Markus Feldmann : « Le séparatisme jurassien ? Dans quelques mois, il se sera perdu dans les sables ! ».Quelque 70 ans plus tard, ce n’est pas dans les sables, fussent-ils mouvants, une turbulence, un tressaillement naturel de la terre que feu le politicien bernois ignorait sans doute, mais bien dans les plus insondables abysses que le conseiller d’Etat bernois Pierre-Alain Schnegg entend noyer la Question jurassienne, avec une frénétique insistance : «Nous sommes ici pour prendre acte de la fin de la Question jurassienne », devait-il se convaincre le 23 septembre dernier. Péremptoire dans sa certitude, contrairement à son homologue jurassienne. Beaucoup plus nuancée, la présidente du Gouvernement jurassien Nathalie Barthoulot, y allait en effet d’un prudent propos, en déclarant que « la signature de la feuille de route lance le début de la phase du transfert de Moutier ». Ce que ratifieront le moment venu le Parlement jurassien puis les citoyens des trois districts du Nord.

Parce que demain reste à faire ! 

Parce que Nathalie Barthoulot, elle aussi, à l’instar de la majorité des Jurassiens, est certaine que rien n’est figé en politique, et surtout pas à propos de la Question jurassienne ; parce que certaine que ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence risque fort de l’être bien moins demain, dans le temps ; parce que convaincue que rien n’empêchera le débat des idées et des opinions, ces outils de réflexions indispensables à la démocratie ; parce que pénétrée d’une autre certitude, à savoir que rien ni personne n’empêchera un jour les citoyens du sud du Jura de s’emparer de leur propre pouvoir de décision politique et économique.

Autrement dit, de penser, de décider et d’agir, et ainsi peser sur leur avenir, sur les choses qui font la vie des hommes au quotidien, y compris le social, l’environnement, l’emploi, la culture. Entre autres ! Parce que rien ne les empêchera de passer de l’état de dominé, de minoritaire à celui de gestionnaire de leur horizon. A armes égales ! Sans parler d’une réalité tellement moins maîtrisées par les hommes politiques, à savoir la démographie dont on ne peut préjuger ce qu’elle sera demain, ni des mouvements et des brassages de population, des changements tous azimuts, avec leurs possibles tolérances qui prendraient le pas sur les intolérances…

Et encore moins, ainsi que l’écrit Alain Charpilloz dans le dernier « Jura Libre » (JL), d’un paramètre trop souvent ignoré, mais non négligeable ; « l’indifférence absolue de l’opinion publique de l’ancien canton envers ses ultimes possessions jurassien, en décalage total avec leurs autorités.

«Ils veulent rallier le canton du Jura ? » « C’est avec leur bonhomie proverbiale qu’ils l’acceptent », écrit l’inamovible chroniqueur du JL. « Wenn sy wei go, söue sy go » : S’ils veulent partir qu’ils partent… « Pourquoi s’empoisonner la vie avec des gens dont on se passera sans peine… »

De l’Oberland bernois et de ses Préalpes, à la vallée de l’Emme, en passant par l’Emmental, un sondage, cette marotte consommée sans modération par la TSR, notamment, indiquerait sans beaucoup de craintes de se tromper la difficulté voire l’incapacité des citoyens de ces régions à localiser des communes du Jura sud comme Tavannes, Saint-Imier ou Courtelary – et ce n’est en rien faire offense aux habitants de ces communes jurassiennes que d’avancer cette hypothèse -, à en connaître même les existences. Hormis sans doute la ville de Bienne pour les habitants du Seeland.. La ville de Bienne mise à part, c’est-à-dire là où pour les Bernois, de Wengen à Aarberg en passant par Gstaad et Steffisburg, s’arrête le canton de Berne. Punkt ?


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