La Suisse au bout d’elle-même ou l’expédition de cinq étudiants genevois en 1966 au Pakistan


PAR SANTO CAPPON

Un Suisse a-t-il besoin de courir le monde en long en large et en diagonale, afin de comprendre à travers le regard des autres qui il est, qui il pourrait être ? 

La vocation fantasmée de son propre pays sera-t-elle influencée à ses yeux par les préjugés positifs ou négatifs de ceux qui, à l’extérieur, ignorent presque tout concernant certaines réalités spécifiques ? Et, parallèlement, des réponses idéalisées vont-elles inspirer ces gens d’un ailleurs éloigné, grâce à leur instinct ou un hypothétique bon sens universel ? Traînons un peu dans un certain désert. Allons-y voir. 

Pakistan, mars 1966. 

L’Inde et le Pakistan viennent de s’affronter dans une seconde guerre (août-septembre 1965). Les deux pays ont signé un accord stipulant le retrait des troupes belligérantes, et le retour aux frontières précédentes. Ce retour devait être effectif avant fin février 1966. 

Au sortir de ce conflit fratricide avec l’Inde, dont les deux nations partagent le secret, ce pays est groggy. Affaibli. Son Président Ayub Khan avait initialement choisi la force, pour la possession d’un Cachemire revendiqué de part et d’autre. En définitive et cela ne nous surprend pas, une guerre pour rien. Une fois de plus. Mais dans l’air, les vapeurs de Mars flottent encore, embrumant les esprits et le quotidien à suivre. Le sol pakistanais vibre à n’en plus finir des forces indiennes qui, en guise de riposte, avaient déboulé sur Lahore en 1965. Avant de se retirer. La déclaration de Tachkent (10 janvier 1966) a donc bien scellé une sortie des hostilités, mais pour quelle sorte de paix ? Rien n’a été réglé sur le fond ; rendez-vous est pris à la prochaine guerre, ou la prochaine crise grave.

C’est dans ce contexte instable qu’une drôle de voiture suisse immatriculée à Genève, la nôtre, arrive au nord du Pakistan dans le cadre clairement affiché de notre raid Genève-Karachi (photo DR). Tant bien que mal, notre vieille décapotable aura jusqu’ici tenu le coup. Mais qui sommes-nous ? 

Cinq étudiants genevois (une fille et quatre garçons) embarqués dans une aventure risquée, au vu de l’instabilité géopolitique affectant toute la région à explorer.   

Nous nous sommes collectivement assignés quelques objectifs, consistant principalement à sonder l’air du temps et les états d’âme d’une contrée découvrant les effets premiers d’une « non-belligérance » à peine reconquise. 

Pour arriver sur place et depuis la Suisse, nous avions mis plein gaz en direction de l’est. D’un pays à l’autre notre véhicule très gourmand en carburant a ingurgité une essence bon marché, qui changeait parfois de couleur, mais pas d’odeur. Tout un symbole ! Nous avons sillonné les Balkans, traversé la Turquie d’ouest en est, puis l’Iran d’un Shah impérial encore au pouvoir. Jusqu’au sud-est vers la frontière irano-pakistanaise de Zāhedān. Puis la route a continué à dérouler pour nous son ruban de creux et de bosses, de sables durcis. Tape-cul en diable.

Car nous sommes sur le point d’être lâchés par notre voiture, bien trop vétuste et bricolée à la va-vite, dans le cadre d’une telle expédition au long cours. La tôle ondulée aura bientôt raison d’une mécanique mise à l’épreuve des kilomètres. Nous avions pourtant changé les vis platinées, puis les amortisseurs à Téhéran. Mais il se trouve qu’à force de rouler à grande vitesse sur la tôle ondulée, afin de ne plus ressentir les vibrations d’une route la plupart du temps sans le moindre tronçon asphalté, le dénouement est proche. Notre vénérable Plymouth Cranbrook 1952, 5 vitesses dont 2 surmultipliées, ne va pas tarder à rendre l’âme aux environs de Quetta. L’occasion, avant d’en arriver là, de faire le point. 

Notre véhicule s’est entre-temps immobilisé sur la place centrale d’un village pakistanais, dans le périmètre quasi désertique du Béloutchistan pakistanais. Sur sa plaque minéralogique arrière, l’écusson helvétique : croix blanche sur fond rouge. Et en regard, celui de Genève arborant un aigle aussi majestueux qu’apaisé, en semi-embuscade avec pour clé visible, son statut de canton confédéré. Dans l’esprit de ces gens-là et face au symbole graphique de la Suisse, le cramoisi de la Croix-Rouge sur fond blanc s’impose d’une manière subliminale et inversée, dans leur inconscient collectif. L’amalgame entre les deux drapeaux et comme c’est souvent le cas, va saisir ici les esprits. Ou, éventuellement, on peut imaginer que chacun de ces deux emblèmes leur apparaît comme corollaire ou pendant de l’autre.  

Un notable de cette petite bourgade, flanqué de ses présumés administrés, vient spontanément nous offrir thé et biscuits. Sur le capot-même de notre impérieuse guimbarde décapotée : pour la circonstance, nous avons replié vers l’arrière son toit amovible, de façon silencieuse et automatique. Sortilège visuel digne d’une ambassade aussi mobile qu’itinérante. Car c’est un statut «quasi- diplomatique» qui nous est assigné dès le premier abord par ces gens ! A la bonne franquette, l’accueil est chaleureux, avec des gestes et des regards spontanés, ceux de l’hospitalité. Aucune lettre de créances, mais un échange improvisé de propos amicaux en langue anglaise. 

– A ce qui nous semble voir, vous venez de Suisse. Si tel est le cas et à ce titre, je ne peux que vous féliciter !

Flattés nous le sommes, mais surtout gênés. Quel mérite extraordinaire notre pays dégage-t-il à leurs yeux, pour nous faire recueillir pareil dividende ? Cet homme qui respire le fatalisme et la résignation ne va rien trouver de mieux que de s’agripper à mon bras. Avec révérence, il ira jusqu’à baiser ma main droite pour confirmer à soi la réalité physique du phénomène vivant que nous incarnons ! 

– Nous ne méritons pas une dévotion aussi exagérée !

– Bien sûr que si, car la Suisse est le seul pays du monde qui n’a pas d’armée !

Ce n’est pas une question, mais une affirmation-choc livrée tout de go par quelqu’un ayant sans doute rêvé de la petite contrée préservée d’où nous venons, sans en connaître les réalités.

Vais-je lui balancer la vérité ? Vais-je lui avouer que la patrie de Guillaume Tell cultive une tradition soldatesque ne datant pas d’hier ? Vais-je lui apprendre que nous avons fourni jadis à qui voulait bien les rétribuer, les mercenaires les plus performants d’Europe ?  Non. Je ne vais pas davantage lui révéler que notre neutralité nous a installés par la suite dans ce que nous estimons être une sorte de camp retranché : celui des guerres évitées, des illusions insulaires, des privilèges à défendre et du bien-être collectif à préserver entre soi. Il ne réalisera pas davantage que, par nature, les collectivités nationales de par le monde sont avant tout égoïstes, et que la Suisse n’a aucune raison officielle ou officieuse d’échapper à cette règle centripète. Ni à certains réflexes franchement protecteurs voire protectionnistes. Par conséquent, je ne lui révèlerai pas que notre armée existe bel et bien. Autrement dit et d’une manière singulière : qu’en Suisse la formule « armée de milice » est consacrée par la Constitution (art. 58), laquelle décrète par conséquent que chaque citoyen est partie prenante en qualité de soldat automatiquement convoqué. 

Et, cerise sur le gâteau de ce jour particulier, cet homme n’apprendra pas non plus de ma bouche, que l’Helvétie neutre et non-alignée fabrique, sous-traite et vend des armes performantes ainsi que des matériels de guerre, à tous ceux qui voudront bien passer à la caisse.

Nous ferons l’impasse sur de telles réalités car il est sans doute impératif et surtout opportun, pour ces rescapés, de savoir que tout là-bas sur de verts pâturages, s’épanouit une peuplade atypique. S’épanouissant et rayonnant dans un espace préservé, concrétisant à elle seule et d’une manière flagrante, l’espérance d’une humanité ne parvenant pas, où que ce soit, à libérer sa logistique des armes faites pour que l’on s’en serve un jour ou l’autre. 

Les réalités cycliques d’une « paix » reconquise ne sont que processus périodiques pour ces Pakistanais habitués à vivre les effets d’un cercle vicieux qu’Aristophane a bien su décrire. Pour eux la Paix n’est qu’une catharsis provisoire, faire-valoir de toute guerre à venir. Paix qui ne se déguste ponctuellement, de part et d’autre, qu’au sortir de sanglantes empoignades à répétition. 

Par un raisonnement univoque et au prix du dialogue fractionné avec l’Autre, les Pakistanais n’ont pas réussi, jusqu’ici et pas davantage que leurs ennemis indiens, à envisager des solutions salvatrices à long terme. Acceptables par les deux parties. 

Resterait alors, à leurs yeux et comme ultime refuge virtuel, cette part d’instinct qui génère l’espoir, que l’on nomme bon sens, enfoui au plus profond de chaque être humain. Car le bon sens s’arrime au rêve, surtout lorsque celui-ci semblerait devenir réalité : l’apparition des petits Suisses que nous sommes, passant par chez eux sans tambour ni trompette et à l’improviste, est censée l’incarner. 

Je me suis surpris à rêver, moi aussi, au rôle édifiant et pétri d’utopie que la Suisse pourrait jouer en renonçant à son armée, équipée « dernier-cri » et quoi qu’il en coûte (au diapason avec n’importe quelle nation en guerre ou proche de s’estimer menacée). 

Et ce, au bénéfice moral de sa propre destinée. Mais aussi à titre d’exemple. A la face du monde. Pour réjouir au passage les mânes d’Henry Dunant et pourquoi pas, d’un certain Max Daetwyler. Dans le prolongement de notre indécrottable neutralité, de nos organisations internationales et parfois même, de notre rôle d’arbitre dans certains litiges inter-gouvernementaux par-delà nos frontières. Sans oublier la résonance d’une pluralité linguistique réussie, la nôtre, symbolisant la coexistence confédérale de cultures distinctes dans leur convergence, et fières de leur connivence contractuelle. Lieu géométrique garni de lacs et de montagnes. Carte postale multicolore émergeant au centre de cette Union européenne à laquelle nous ne sommes pas prêts d’adhérer, à l’horizon d’un futur prévisible. 

Il me semble par conséquent, a posteriori, avoir trouvé à des milliers de kilomètres de la mère-patrie et sans l’ombre d’un doute, ce que je devais aller y trouver. 

En clair, pour les ambassadeurs d’une certaine Helvétie en goguette baladeuse, que nous sommes devenus par la magie des circonstances et des aléas, ce genre de réponse semble n’être accessible que très loin du bercail. Bien au-delà de l’horizon.

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