En France, le duel entre Le Pen et Zemmour annonce une recomposition brutale du paysage politique


PAR YANN LE HOUELLEUR

Tout un symbole : c’est à Reims que le Rassemblement National (RN, auparavant dénommé FN) a tenu un impressionnant congrès destiné à propulser Marine Le Pen sur le devant de scène politique, deux mois avant le premier tour de l’élection présidentielle. C’est à partir de ce mois de février si féroce d’un point de vue météorologique que s’échauffent réellement les esprits et que les partis politiques en lice mesurent leurs chances d’affronter celui qui, indubitablement, sera la cible de toutes les attaques, Emmanuel Macron, donné par les sondages vainqueur au premier tour. Le candidat d’une France qui se porte encore bien obtient, en fonction des instituts spécialisés, 22 à 25 %.

Samedi 5 février : la ville de Reims, dont la sublime cathédrale fut le témoin de tant de sacres de rois de France, aura-t-elle porté bonheur à Marine Le Pen que 3.000 militants, venus de toute la France, ont acclamée dans un Palais des congrès ultra moderne plein à craquer ? En tout cas, la candidate du RN qui sillonne les routes de France depuis plusieurs mois, entendait se présenter à ses électeurs, mais surtout aux médias, avides des « petits détails révélateurs » sous un jour un peu différent. Elle n’a pas manqué d’évoquer les thèmes favoris, parfois obsessionnels même, du RN : lutte contre une immigration clandestine devenue dantesque, distance prise par rapport à l’asphyxiante Communauté européenne, remise à niveau d’un Etat devenu obèse et inefficace comme on a pu le constater lors de la crise de la Covid (elle a évoqué la fermeture de 20.000 lits dans les hôpitaux) et progression d’un ultra libéralisme qui a pour dessein de métamorphoser les citoyens en « simples » consommateurs. Une réalité confirmée par Colette, une retraitée vivant à Auxerre : « Dans notre ville, nous n’avons plus de médecins généralistes.  Pour se faire soigner, c’est souvent un chemin de croix. »

La sécurité est l’un des thèmes de prédilection des partis les plus à droite de l’échiquier politique. Marine le Pen a évoqué la prise en otage de si nombreuses cités (les fameux quartiers oubliés de la République) par des islamistes qui y font la loi. Précision qui s’impose : ne pas confondre les termes « musulmans » et « islamistes », piège dans lequel il serait top facile de tomber. Et bien sûr, devant une salle chauffée à bloc, sur le coup de 19 h, Marine Le Pen – au  nombre de ces sujets – a dézingué Emmanuel Macron, contre lequel elle avait échoué cinq ans plus tôt. Faisant allusion à un best-seller publié en 2013 par le journaliste Laurent Obertone, « Orange Mécanique » (décrivant la progression fulgurante des incivilités et agressions en France), Marine Le Pen a dénoncé « la France Orange Macronique », et elle s’est déclarée scandalisée par ce fait nouveau : « En France, l’on se met à promulguer des lois sur l’excision et les certificats de virginité. »

Les adversaires les plus intransigeants  d’un mouvement tel que le RN l’accusent volontiers d’exploiter les souffrances, effectivement croissantes, du peuple pour noircir le tableau. Selon les critères retenus, la France compte entre 5,2 et 9,2 millions de pauvres.

Pourtant, curieusement, tout au long de la crise sanitaire aggravée par les improvisations et incohérences de la Macronie, ce sont les partis stigmatisés par une gauche moribonde comme étant extrémistes qui auront le plus courageusement dénoncé des dérives de type liberticide. Une profusion de mesures, prises lors de mystérieux conseils de défense, était destinée à museler les contradicteurs d’un retour à un hygiénisme triomphant. « Lassitude, tristesse, angoisse, sont exacerbées par le pouvoir pour nous faire oublier que le bonheur est à portée de main… », a tonné Marine le Pen.

A portée d’urnes, aussi ? Il y a un an encore, « tout le monde » redoutait que le traumatisant scénario de 2017 ne se réitère : à savoir, au second tour de la présidentielle, un «remake» du match Le Pen/Macron. Or, un journaliste et chroniqueur, qui a vendu des ouvrages comme des petits pain («Le Premier Sexe», «Un Destin Français», et plus récemment «La France n’a pas dit son dernier mot») s’est lancé, à l’automne dernier, dans la campagne électorale. Vivant sous protection policière permanente, Eric Zemmour n’a jamais obtenu aucun mandat, mais il s’est taillé une réputation d’historien, d’érudit et d’observateur de l’évolution des mœurs grâce non seulement à sa production livresque mais aussi en participant, grassement rémunéré, à maintes émissions télévisées. C’est lui qui a contribué à hisser CNews, au premier rang des chaînes d’info en continu recueillant les plus fortes audiences. Pendant deux ans, ses éditoriaux lors de l’émission « Face à l’Info » ont été parmi les plus commentés en France. Zemmour n’y allait par par quatre chemins pour s’en prendre à ses bêtes noires : l’Europe passoire, la théorie du grand remplacement, un certain processus de libanisation de la France, et « l’idéologie islamiste » encouragée par des mosquées tombées aux mains de salafistes qui dans leurs prêches dénoncent le péril des « mécréants ».

Zemmour est devenu la cible de nombreuses associations qui ont tenté de le faire condamner pour provocation à la haine raciale. Très vite, plutôt que de s’associer à Marine le Pen avec laquelle il partage maintes analyses, ce journaliste qui connaît la vie politique mieux que sa poche s’est lancé dans la création du parti Reconquête qui a vocation d’exaucer un vœu déjà ancien partagé par toute une frange de l’électorat : l’Union des Droites. A savoir, un arc qui irait des partis dits souverains et nationalistes aux Républicains (LR), absents au second tour de la présidentielle voici cinq ans. Et, sitôt sa candidature à la présidentielle annoncée, celui que ses contempteurs surnomment « le polémiste d’extrême droite » s’est hissé très, trop haut dans les sondages avec des pointes allant jusqu’à 17 % des intentions de vote. Son atout : un culot sans égal et une franchise brutale que certains interprètent comme de la franchise, une qualité en voie de disparition dans la vie politique.

Un récent sondage, divulgué par l’hebdo «Valeurs Actuelles», a montré pour la première fois Le Pen et Zemmour a égalité, à savoir 14 %, alors que Valérie Pécresse, intronisée candidate à la présidentielle des LR, excède désormais les 16 %. Deux fois 14 %, cela fait… 28 %, un chiffre impressionnant, alors que le premier parti à gauche dans les sondages, la France Insoumise, ne dépasse pas 8 %.

Premier questionnement majeur : les électeurs de Le Pen et de Zemmour ne se recoupent pas forcément. Considéré comme très libéral, bénéficiant d’une solide assise dans les couches plus bourgeoise, Eric Zemmour fait face à une Marine Le Pen qui dispose d’une assise encore très solide dans les classes populaires. Au cours des années, tout en dédiabolisant son parti, elle a siphonné, d’une certaine manière, ce qui fut l’électorat des communistes, tombés à moins de 2 %. Second questionnement : pour qui roule Zemmour ? Selon beaucoup d’observateurs, parmi les plus sérieux, notamment l’essayiste Marc Endeweld (auteur de « L’Ambigu Monsieur Macron » best-seller paru en 1981), fin connaisseur des réseaux macronistes, Eric Zemmour serait « l’idiot utile de l’actuel président », confession qu’il a fait à l’hebdo « Marianne ».

A savoir : le mécène et principal supporter de Zemmour n’est autre que Vincent Bolloré, un industriel qui a bâti sa fortune dans le négoce avec l’Afrique, très implanté dans les matières premières. Vincent Bolloré a notamment participé au financement d’infrastructures ferroviaires et portuaires dans des pays où règne la misère. (En froid avec l’Elysée, il est en train de revendre une partie de sa logistique au gérant MSC…) Fervent catholique tendance « tradi », Bolloré fait partie de ce cercle très privilégié des milliardaires français qui contôlent 90 % des médias, avec le groupe Canal Plus dont CNews est la perle en matière d’information. Sa sympathie pour le candidat de Reconquête ne fait aucun mystère. Sur l’antenne de CNews, les meetings de Zemmour (qui dégénèrent souvent en bastonnades et scènes d’émeutes aux abords des bâtiments où il orchestre d’impressionnants meetings) ses prises de positions et interventions sont très largement couvertes par les médias de l’empire Bolloré. Selon le «Canard Enchaîné» cet apôtre du libéralisme qu’est Zemmour aurait royalement gagné son pain à la sueur de son encre. L’hebdo satirique estime à 42.000 euros ses émoluments quand il mangeait à tous les râteliers médiatiques.

Désormais, politologues et journalistes se posent une question : Reconquête et le RN, dont les figures de proue ont échangé de venimeuses invectives ces dernières semaines, pourraient-ils faire cause commune au cas où la présence de Valérie Pécresse au second tour se confirmerait au gré des sondages qui pleuvent. A noter que Zemmour, excellent stratège, a réussi à piocher dans les rangs du RN mais aussi des LR quelques éléments influents, en particulier l’avocat Gilbert Collard, ex-député, qui fut un conseiller très proche de Marine Le Pen.

Ambitieux, facilement blessant, n’hésitant pas à se décrire comme « brutal », Eric Zemmour préfère la politique de la terre brûlée à toute autre stratégie. Il estime  – à juste titre –  que beaucoup de partis politiques vont prendre le chemin des urnes… funéraires. PS décimé (2 % des personnes interrogées proclament vouloir voter pour la clivante maire de Paris qui revendique un destin national). Parti communiste réduit à sa plus simple expression. Les Insoumis prêts à exploser après des déclarations insensées voire outrageuse de son président l’imprévisible Jean-Luc Mélenchon. Ecologistes eux aussi fissurés par des dissensions internes… Ce qu’on appelle « la recomposition du paysage politique » pourrait prendre des allures de fosse commune. Curieusement, un seul parti serait apte à survivre, arrosé de dons et fort bien structuré : la République en Marche, à l’occasion des précédentes élections présidentielles et dont le chef de file, Emmanuel Macron, n’a pas encore officialisé sa candidature, attendant le dernier moment pour se dévoiler, tant il s’attend à des critiques foudroyantes. La rancœur, voire la haine, que lui voue tout un pan de la population pourrait lui valoir des déceptions inattendues. Macron, pour l’ensemble de ses opposants, c’est le banquier qui n’a cessé de signer des chèques dans le but (sincère ?) d’apaiser les tension sociales pendant toute la durée de la crise sanitaire, au détriment d’une dette qui atteint désormais 120 % du PIB. 

La France, décidément, est un pays abstrait où bien des repères semblent avoir sombré…

L’auteur, pendant plusieurs années journaliste en France et au Brésil, est également artiste. Il a créé un journal numérique plein de trouvailles, « Franc-Parler ».

Samedi à Reims, 3000 militants, venus de toute la France, ont acclamé Marine Le Pen dans un Palais des congrès plein à craquer.
Photo YLH.

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