PAR BLAISE LEMPEN*
Tout le Comité de la Presse Emblème Campagne, la PEC, est choqué par la disparition subite de sa présidente Hedayat Abdel Nabi (photo DR) à 73 ans. Nous adressons nos plus sincères condoléances à sa famille, ses nombreux amis et confrères qui appréciaient sa disponibilité, son dynamisme, ses convictions.
Née le 10 novembre 1948 au Caire, Hedayat a co-fondé notre ONG en 2004 avec d’autres correspondants à l’ONU à Genève. Infatigable, elle a soutenu la cause d’une meilleure protection des journalistes au fil des conflits et des crises.
C’est en réaction au grand nombre de journalistes tués dans la guerre menée par les Américains en Irak que nous avons fondé la PEC. C’est l’ironie de l’histoire qu’Hedayat nous quitte au moment d’un autre conflit majeur en Ukraine qui requiert toute notre énergie, alors que nous avons été déjà dévastés par les massacres commis entre-temps en Syrie pendant plus de dix ans.
Je veux rendre hommage ici au travail inlassable d’Hedayat pendant 18 ans d’efforts communs.
Nous avions lancé en 2004 l’idée d’un emblème de presse uniforme internationalement reconnu que les journalistes, photographes, cameramen sur le terrain pourraient porter volontairement pour se distinguer des civils. Malheureusement, cette idée a rencontré des oppositions parmi les grands medias, alors même que nous le constatons depuis deux semaines en Ukraine, tout journaliste sur place s’identifie comme tel pour se distinguer des autres civils. Nous voyons à cet égard une grande diversité d’inscriptions PRESS, alors même qu’un emblème unique et internationalement reconnu aurait apporté une meilleure visibilité. Cet emblème, nous l’avons répété, dans tous les cas aurait été optionnel.
Nous avons ensuite avec Hedayat développé l’idée d’une Convention internationale sur la protection des journalistes et procédé à des consultations diplomatiques avec les ambassades à Genève. Autre ironie de l’histoire, c’est l’ambassadeur du Mexique et premier président du nouveau Conseil des droits de l’homme Luis Alfonso de Alba qui nous a apporté son plus ferme soutien – alors que le Mexique est l’un des pays les plus dangereux pour les journalistes. Les consultations n’ont cependant pas abouti, des États ne souhaitant pas se lier les mains avec de nouvelles obligations. La Fédération internationale des journalistes (FIJ) a ensuite apporté son soutien à notre projet, jusqu’ici sans plus de résultats. La Convention aurait prévu entre autres des mécanismes d’enquête internationaux, des indemnisations des familles des victimes, un suivi par une commission d’experts.
Hedayat a aussi joué un rôle prépondérant en mobilisant ses relations afin que nous obtenions en 2010 le statut consultatif à l’ONU, ce qui nous a permis ensuite d’intervenir régulièrement au Conseil des droits de l’homme et de participer aux travaux de l’UNESCO pour le renforcement de la sécurité des journalistes. Notre travail a été récompensé par l’adoption de plusieurs résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU et du Conseil des droits de l’homme sur la sécurité des journalistes, notamment sous la houlette de l’Autriche. Ces résolutions, adoptées par consensus, ne sont pas l’équivalent d’une Convention, mais ont apporté néanmoins au fil des ans beaucoup de clarifications juridiques et forment un ensemble que les médias peuvent utiliser en cas d’abus.
En 2009, nous avons aussi lancé le Prix pour la Protection des journalistes, qui a récompensé chaque année en fonction de l’actualité des individus ou des associations s’étant distingués dans leur lutte contre l’impunité. Nous avons ainsi récompensé à Genève des journalistes ou associations palestinien, philippin, égyptien, tunisien, libyen, syrien, guatémaltèque, hondurien, russe, mexicain, turc, afghan, indien. Et déjà ukrainien en 2015, la Fondation suisse Hirondelle en 2014, la famille de Daphne Caruana Galizia en 2018.
Depuis 2006, nous avons aussi inlassablement poursuivi notre travail de documentation des assassinats de journalistes avec des rapports biannuels et avons désormais à disposition des chercheurs, médias et diplomates une base de données exhaustive disponible sur notre site internet. Nous avons aussi suivi les différentes procédures judiciaires afin de poursuivre les auteurs d’assassinat, notamment à l’occasion de la Journée mondiale contre l’impunité des crimes contre les journalistes le 2 novembre. Nous nous sommes aussi mobilisés pour dénoncer la détention prolongée de Julian Assange. La pandémie a été un nouveau défi, et la PEC a été la seule organisation au niveau mondial à documenter les décès de journalistes dus au Covid-19, alors que la profession devait continuer à travailler pour informer en s’exposant, faute de vaccins dans un premier temps. Près de 2000 journalistes en sont morts.
Pendant toutes ces années, Hedayat a été un soutien indéfectible, d’abord en marge de son travail de correspondante à Genève pour l’agence Kuna (1999-2010), puis après sa retraite au Caire en assurant la diffusion des communiqués de la PEC dans le monde arabe. Elle a été quatre fois présidente de l’Association des correspondants à l’ONU (ACANU). Je me souviens de son engagement extraordinaire comme journaliste : elle était toujours au premier rang dans les conférences de presse et la première à poser des questions. Elle écrivait avec une très grande rapidité et a été récompensée par plusieurs prix, déjà comme journaliste au sein du grand journal égyptien Al-Ahram dans les années 1980. Elle connaissait à merveille tous les rouages de l’ONU, après avoir travaillé au Centre d’information de l’ONU au Caire (1993-1996) et au Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Genève (1997-1999).
Lors du décès de notre vice-président Daniel Favre en novembre dernier, elle a encore prouvé sa grande empathie en organisant un vibrant hommage à notre confrère. Elle était toujours disponible et répondait immédiatement à mes WhatsApp l’alertant de l’un ou l’autre attentat contre un journaliste, hélas en nette hausse depuis le début de 2022.
Notre combat continue, au-delà de notre douleur après sa mort subite : le meilleur hommage que l’on puisse lui rendre, est de lui montrer que la cause qu’elle a défendue avec passion lui survit et que nous sommes prêts à la poursuivre aussi longtemps qu’il faudra pour qu’une information indépendante puisse avoir lieu en toutes circonstances et que les calculs des dictateurs et des gangs de criminels ne puissent jamais étouffer la liberté de la presse.
*Secrétaire général de la PEC