Sonia Mabrouk, une journaliste influente en guerre contre la «cancel culture»


PAR YANN LE HOUELLEUR, Paris

Elles ont bouleversé le paysage audiovisuel dans la plupart des pays où l’information est le théâtre d’une concurrence intense entre plusieurs groupes de communication: les chaînes dites d’info en continu. Certes, le traditionnel journal télévisé est encore au menu des habitudes de plusieurs millions de citoyens à l’heure du repas en début de soirée. Mais l’audience de ces journaux qui se limitent, pour la plupart, à une demi-heure, ne cesse de s’effriter. Effectivement, les téléspectateurs ont des cheveux toujours plus blancs car les jeunes ne sont pas aussi accros au(x) « JT » que leurs aînés.

La France est de ce point de vue un exemple assez probant d’une révolution dans les habitudes de consommation des médias. En 2005, la pionnière BFM-TV a fait son apparition, assez vite contestée quant à son concept et révélatrice d’une contradiction : beaucoup de jeunes, qui avaient tourné le dos aux chaînes conventionnelles (celles du service public comme celles du secteur privé) commençaient, ainsi, à prendre l’habitude de suivre des journaux qui se succédaient à toute vitesse, calqués les uns sur les autres avec, de temps à autre, l’injection d’un reportage relatant une « info chaude ».

Pourtant, nombre d’entre eux critiquaient cette manière de bâcler le traitement de l’information et de donner la priorité à des sujets franco-français. Les chaînes d’info en continu, tout comme tant de médias en France, se montrent assez peu intéressées par l’actualité internationale. Ces chaînes où l’actualité tourne en boucle n’allaient-elles pas devenir une sorte d’addiction incontournable ? Une dizaine d’années plus tard, BFM-TV a subi des critiques d’ordre politique. Elle est fréquemment accusée de caresser le pouvoir dans le sens du poil et de participer à la promotion du candidat Macron, un banquier et ex-ministre des Finances très lié aux oligarques contrôlant les médias. La couverture par la rédaction de BFM-TV des manifestations, en plein hiver, sur les ronds points des villes en province et sur les ponts de Paris organisées par les Gilets Jaunes lui a valu d’innombrables anathèmes et de solides inimitiés de la part de tout un pan de l’intelligentsia. BFM-TV s’est appuyée sur la radio d’info généraliste RMC, les deux antennes transmettant maintes émissions simultanément, ce qui a conforté les contempteurs des chaînes d’info en continu quand ils agitent cette critique : « Un journalisme toujours davantage low-cost faisant une croix sur les magazines d’info qui nécessitent de lourds investissements ». Puis Patrick Drahi, le polytechnicien milliardaire aux quatre nationalités possédant le groupe Altice Media, outre RMC a étoffé son empire médiatique avec l’acquisition (sous une forme juridique particulière) de Libération et de l’Express.

C’est alors qu’a surgi une autre chaîne d’info en continu actuellement en pleine ascension, CNews, en réalité une métamorphose, en 2017, d’I-télé soudain plongée dans des difficultés d’ordre financier. Le pôle média du groupe Bolloré, un milliardaire breton qui a fait fortune en Afrique grâce au négoce des matières premières, a fini par acquérir cette chaîne après avoir sauvé Canal Plus d’un retentissant naufrage. D’emblée, CNews a séduit le public par un subtil « mix » entre des reportages éclair et de passionnants débats, ouvrant largement son plateau à des politiciens et des intellectuels réputés de droite, raison pour laquelle ses plus sévères détracteurs l’ont qualifiée de « voix de l’extrême droite ». La chaîne a recruté des journalistes renommés, parmi lesquels le très clivant Eric Zemmour qui a contribué (pendant deux ans, avant de se lancer dans la politique) à tonifier l’audience lors d’une émission baptisée « Face à l’Info ». CNews cultive un goût assez prononcé pour les polémiques, conviant à des débats parfois électrisés des personnalités de tous horizons parmi lesquelles des philosophes, des historiens, des intellectuels, des sociologues…

« Face à l’Info » tout comme d’autres émissions de la même veine (entre autres « l’Heure des Pros » animée par Pascal Praud) ont permis à « la chaîne qui déchaîne » (un de ses slogans) de réaliser cet exploit : ravir la première place en termes d’audience à BFM-TV à certaines heures de la journée et de la soirée. Les émissions phare de CNews sont créditées d’un public avoisinant 400.000 personnes, ce qui vaut à la remuante chaîne de tronçonner ses programmes avec de copieuses tranches de publicité.

Parmi les journalistes-vedettes de la « perle journalistique de l’empire Bolloré » : Sonia Mabrouk (photo ©2022 Yann Le Houelleur), une femme élégante et avenante possédant la double nationalité franco-tunisienne. Née en 1977 dans le quartier portuaire de la Goulette, à proximité de Tunis, elle a tenté sa chance à Paris où elle a enseigné à la Sorbonne tout en faisant ses premiers pas dans le journalisme à travers des piges pour « Jeune Afrique ». Puis elle s’est forgée une réputation d’intervieweuse à la fois courtoise et habile lors d’une émission quotidienne que lui a confiée LCP et Public Sénat, autrement dit « la chaîne parlementaire ».

Sonia Mabrouk pourrait mériter le qualificatif de « journaliste engagée » tant elle s’est identifiée à la France devenue sa seconde patrie. «Lorsque j’étais à Tunis, je m’étais beaucoup nourrie de grands auteurs français et j’étais admirative de journalistes talentueux, engagés tel que Jean Daniel ». Précision indispensable : le défunt Jean Daniel est le fondateur du Nouvel Observateur, alors carrément enraciné à gauche, un titre dont le contenu a passablement pâli ; l’âge d’or des « news magazines » semble déjà lointain, les seuls tirant vraiment leur épingle du jeu étant Le Point tout comme Valeurs Actuelles, tous deux défendant des idées plutôt chères à la droite.

A l’heure où les thèmes de l’assimilation et du séparatisme sont plus que jamais d’actualité dans ce pays en proie à une interminable crise d’identité qu’est la France, Sonia Mabrouk ne cache pas son hostilité à l’encontre de certains « mauvais plis » que prend la société française. Elle se méfie du laxisme et des dérives que témoignent des associations et formations politiques situées à gauche, voire à l’extrême gauche, de l’échiquier politique. Cette défense de valeurs françaises telles que la laïcité et – bien évidemment – la liberté de penser imprègne ses deux émissions quotidiennes. Le matin, Sonia Mabrouk reçoit une personnalité dans le studio d’Europe 1, antenne tombée récemment dans le giron de Bolloré et fonctionnant en synergie avec la chaîne CNews. Quelques heures plus tard, cette journaliste infatigable se rend sur le plateau de CNews pour animer « Midi News » où elle orchestre un débat pendant 90 minutes.

Comment Sonia Mabrouk, qui de surcroît a publié plusieurs ouvrages (dont le récent essai « Insoumission française »), supporte-t-elle une aussi lourde charge de travail ? Elle a évoqué son parcours hors normes et sa conception du métier de journaliste lors d’une soirée organisée par la Mairie d’Asnières (photo ©2022 Yann Le Houelleur), une importante commune située à proximité de Paris administrée par le parti LR (Les Républicains). Entre parenthèses, l’épouse du Maire d’Asnières, Marie Do Aeschliman, est candidate aux élections législatives dans une circonscription actuellement détenue par une députée affiliée à la République en Marche, le parti créé par Emmanuel Macron lors de sa première campagne électorale.


Thème choisi pour cette soirée qui s’est déroulée dans l’un des hôtels de ville comptant parmi les plus majestueux de France, au style éclectique : « la fabrique de l’information ». Sonia Mabrouk prépare minutieusement ses interviews et ses débats, se définissant comme « une perfectionniste ». D’abord, elle prend soin de mettre à l’aise ses interlocuteurs, instaurant une certaine « complicité courtoise », puis elle se lance dans un tourbillon de questions qui les amènent, si nécessaire, à se dévoiler lorsqu’elle flaire des incohérences de leur part. La journaliste n’hésite pas à façonner, quand l’occasion s’y prête, une atmosphère électrique sans pour autant se montrer agressive. Jack Lang, qui fut le bouillonnant ministre de la Culture de François Mitterrand, a fait les frais de sa sagacité, une interview qui avoue-t-elle lui a donné énormément de fil à retordre. Sonia Mabrouk n’a pas hésité à poser à l’ex-ministre exerçant encore certaines responsabilités des questions au sujet d’un scandale. « L’affaire Olivier Duhamel », en l’occurrence, gravite autour de la douloureuse question de l’inceste. De même, elle a évoqué une émission qui a suscité une énorme polémique en France lors de cette soirée-débats en la mairie d’Asnières.

Non sans un certain retard, son illustre confrère David Pujadas (photo ©2022 Yann Le Houelleur) l’a rejointe dans la belle mairie d’Asnières coiffée d’un impressionnant clocheton. Depuis 2017, Pujadas présente une émission sur LCI, la chaîne d’infos en continu du groupe TF1 …qui a également recruté le journaliste suisse Darius Rochebin.

Mais revenons au « style Sonia Mabrouk »: courant 2021, une étudiante l’avait contactée pour évoquer son militantisme au sein de l’UNEF, L’Union nationale des étudiants de France. «  Je l’avais bien mise en garde quelques jours auparavant » a-t-elle garanti. Elle avait bien perçu, dans le comportement de cette jeune femme une troublante ambiguïté. La bombardant de questions, elle a poussé la militante de l’UNEF dans ses retranchements, l’amenant à avouer qu’elle participait à l’organisation de réunions et de débats auxquels les étudiants à la peau blanche n’avaient pas le droit de participer. (En d’autres termes : la non mixité raciale.) Cet aveu stupéfiant était le révélateur d’une sorte d’idéologie qui nourrit des débats toujours plus passionnés dans l’Hexagone : la « cancel culture » (culture de l’effacement), un courant de pensée en provenance des Etats-Unis qui a « contaminé » le Canada et qui a commencé à faire tache d’huile en Europe, plus particulièrement en France.

Mais à quoi correspond donc la cancel culture ? C’est la remise en question de faits et d’attitudes dont les pays occidentaux se seraient rendus coupables au long des siècles écoulés, notamment l’esclavage, les agressions de toutes sortes commises contre divers pays, le refus d’une identification à la culture et aux mœurs de son pays à travers notamment la remise en question de l’usage de certains mots sensé dénoter une hostilité vis-à-vis de maintes minorités… Or, ces minorités se cristallisent autour d’actions communes et elles prétendent, de la sorte, incarner de nouvelles majorités. Nombre d’écologistes flirtent avec la cancel culture, tout comme des partis politiques ancrés à gauche, en quête d’un nouveau souffle. Des adeptes de la cancel culture sont allés jusqu’à déboulonner des statues, dans l’espace public, immortalisant des personnages jadis très influents, notamment Colbert et Napoléon Bonaparte !
A plusieurs reprises, les rédactions de CNews et d’Europe 1 ont dénoncé cette montée en force de la cancel culture, conviant des personnalités telles que le philosophe Alain Finkielkraut, lequel a été la cible d’insultes odieuses de nature, en particulier, antisémites, mais aussi l’écrivain et essayiste Michel Onfray, dénonçant, lui aussi la décadence intellectuelle d’une Europe blottie dans son confort de pacotille. CNews n’hésite pas à donner la parole à des personnalités qui, autrefois n’intervenaient pas souvent dans les grands médias, par exemple des policiers à la tête de syndicats et des médecins hostiles à la politique si anxiogène déployée par le gouvernement Macron en matière sanitaire lors de la pandémie (Covid).

Toujours sur la brèche, menant une vie professionnelle nécessairement stressante, Sonia Mabrouk, se déclare enchantée d’exercer une profession qui exige, selon elle, « une curiosité permanente », un enthousiasme que partage son confrère David Pujadas (photo©2022 Yann Le Houelleur): « Chaque jour, nous avons la chance d’apprendre quelque chose ». David Pujadas cultive pourtant des relations très différentes avec le pouvoir. S’exprimant de manière plus réservée que sa consoeur Sonia Mabrouk, ce journaliste a fait les beaux jours de France 2, dont il a longuement présenté le journal télévisé de 20 h. David Pujadas a évoqué sa priorité accordée « aux faits », s’arc-boutant sur une cellule de « fast checking » dont nombre de spécialistes des médias contestent le bien fondé. David Pujadas donne parfois l’impression de s’exprimer tel un professionnel de la politique. Il veille à ne pas révéler trop ouvertement ses convictions personnelles, un peu comme s’il était passé de l’autre côté du miroir, s’avérant être un homme de pouvoir autant sinon davantage qu’un authentique journaliste. A un certain moment, il a même fustigé les réseaux sociaux qu’il a accusé de charrier « de nombreuses conneries » (sic).

Et lorsqu’une question à ce propos lui a été posée par une personne assistant à ce débat, il a pris soit de l’éluder. Par ailleurs, il s’est montré catégorique lorsqu’un jeune homme lui a demandé : « A votre avis, faut-il faire des études de journalisme pour exercer votre profession ? » Oui, je pense qu’une école spécialisée dans ce domaine permet d’acquérir les bonnes connaissances nécessaires. » David Pujadas, lui-même diplômé du Centre de Formation des Journalistes, estime qu’il existe en France une quinzaine d’instituts et école formant des jeunes aux métiers du journalisme et plus généralement de la communication. Or, la fort compétente journaliste qu’est devenue Sonia Mabrouk a suivi une trajectoire, nous l’avons mentionné au début de cet article, bien différente. Nombre de ces écoles ont été accusées de formater davantage que de former… Un livre intitulé « les chiens de garde » à même été publié à ce sujet il y a dix-sept ans. Depuis, les chiens n’ont cessé d’affûter leurs dents et leurs griffes jusqu’à devenir, parfois, de redoutables loups affamés de pouvoir.

Diplômé du CFJ, Yann Le Houelleur vit à Gennevilliers, dans la banlieue parisienne. Il est à la fois journaliste bénévole et dessinateur de rue. Il élabore un journal numérique alternatif, Franc-Parler, qui fête ses deux ans d’existence.

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