Tribune libre – Moscou a trois mois pour parvenir à ses fins en Ukraine


L’invasion de la République d’Ukraine a été lancée par le gouvernement de la République de Russie le 24 février 2022 au matin. Conformément à la doctrine de l’ancienne Armée rouge, cette agression armée de grand style a été camouflée par l’organisation de grandes manœuvres sur le territoire russe et sur le territoire de la République de Biélorussie.

La concentration des moyens logistiques, des unités de combat, des approvisionnements, des moyens médicaux le long des frontières ukrainiennes se déroulait depuis de nombreux mois. L’observation de cet effort de concentration par les services de renseignement étrangers a permis à ceux-ci de déterminer le moment approximatif du lancement des opérations offensives. Conformément à la doctrine militaire de l’ancienne Armée rouge, le mouvement offensif a débuté avant la fin de la concentration de toutes les unités de combat devant y participer. Deux remarques : la Russie a employé, dans un premier temps, 130 000 combattants. Lorsque Joseph Staline a lancé la série d’opérations destinées à reconquérir l’Ukraine sur les troupes de l’Axe, fin 1943-début 1944, l’Armée rouge a déployé à cet effet 2 365 000 soldats. Le territoire de la République d’Ukraine n’a pas rétréci entre 1943 et 2022. L’ « opération spéciale » a été lancée dans les derniers jours de l’hiver, alors que le dégel avait déjà débuté, ce qui constitue une anomalie grave dans la doctrine militaire russe. Ces deux faits sont lourds de conséquences.

En accord avec la doctrine de l’ancienne Armée rouge, l’offensive terrestre a été précédée d’une offensive aérienne, basée sur l’emploi de missiles de croisière, de missiles balistiques et de raids aériens classiques visant les installations de la défense aérienne ukrainienne, les bases militaires, les aéroports civils, les installations industrielles et les ports de cet État. Ces frappes n’ont obtenu qu’un succès partiel, les troupes ukrainiennes ayant pris la précaution de disperser une grande part de leurs matériels de combat et de leurs approvisionnements. Globalement, les observateurs vont rapidement s’apercevoir que l’état-major ukrainien a parfaitement analysé le déroulement des combats en Serbie et au Kosovo (1999) et les affrontements autour des deux villes de Donetsk et Luhansk à partir de 2014, et tiré les conclusions nécessaires. Tout, dans le déploiement des forces ukrainiennes, va avoir pour objectif de priver l’artillerie et l’aviation russe de cibles intéressantes, sans pour autant leur faire perdre leur capacité de rétorsion contre les troupes russes. L’étendue du territoire ukrainien autorise le défenseur à perdre du terrain, sans pour autant laisser l’envahisseur atteindre des points vitaux. L’armée ukrainienne a donc renoncé, dans un premier temps, à constituer des points défensifs statiques et fortifiés, susceptibles de servir de cible à la puissance de feu russe.

L’armée russe dispose d’excellents officiers de char, dignes émules de ceux de 1944, capables de conduire des percées profondes, très audacieuses et dangereuses. C’est bien ce qu’ils feront dès le 24 février. Les pointes avancées russes ont désormais derrière elles jusqu’à 250 km de territoire ukrainien. Par contre, le mauvais état du terrain, détrempé par la fonte des neiges, va largement asservir les blindés russes à l’usage des routes goudronnées. Nous sommes désormais entrés dans la période de la raspoutitsa, la saison des boues, qui, dans ces plaines où l’eau s’écoule avec lenteur, limite la mobilité des véhicules en tout-terrain. La longueur des lignes de communication, le manque de troupes susceptibles de les sécuriser, l’absence d’effectifs russes pour contrôler les étendues rurales entre les voies d’accès principales de l’invasion, la difficulté d’opérer en tout- terrain, la large mobilisation de volontaires ukrainiens, l’importante distribution d’armes opérée à leur profit par les autorités ukrainiennes, la mobilisation régulière d’unités de l’armée ukrainienne, se conjuguent désormais pour entraver la marche en avant de ces pointes blindées russes. Elles manquent de carburant, de munitions, de vivres ; les soldats russes sont fréquemment vus en train de se servir dans les supermarchés et dans les maisons particulières du pays envahi. Les pertes causées par les fréquentes attaques sur les voies d’approvisionnement, et contre les faibles effectifs russes laissés pour les garder, commencent à être douloureuses pour Moscou.

La Russie dispose aussi d’excellentes unités parachutistes, professionnelles, très bien commandées. Ces unités, qui forment un corps particulier, ont été largement mises à contribution pendant les deux premières semaines de l’offensive. Elles ont pris d’assaut des aéroports, ont roulé en tête des colonnes blindées, ont tenté de se saisir de villes et de bourgades ukrainiennes. Mais le succès ne fut pas toujours au rendez-vous, les pertes ont été importantes, et la mobilisation de l’armée ukrainienne, dotées d’un équipement lourd, rend ces opérations désormais difficiles.

La défense anti-aérienne ukrainienne, héritière de celle de l’Armée rouge, a survécu aux premières frappes russes (comme les batteries serbes en 1999). Elle contribue largement, depuis, à atténuer l’impact de la supériorité aérienne de Moscou.

Si l’armée russe est très importante, sa marine, ses deux aviations, ses forces stratégiques, ses gardes-frontières, absorbent une large part des crédits et des effectifs. Le nombre de brigades de combat terrestres utilisables pour une invasion de l’Ukraine n’excède guère les effectifs de l’armée régulière ukrainienne après mobilisation des premiers réservistes de cette dernière.

Évolution probable

Le président russe n’est pas un militaire ; sa formation et son expérience sont celles d’un policier et d’un agent de renseignement. Il n’a pas l’habitude des grandes opérations militaires interarmes, très complexes et lentes à planifier. Cela s’observe par le choix de la date du début de l’offensive, la faiblesse des moyens terrestres engagés (par rapport à l’immensité du territoire à conquérir et à l’importance des ressources de la défense), le peu de temps laissé aux officiers de terrain (12 heures) pour organiser une opération de guerre, à l’issue de pénibles manœuvres d’hiver.

L’armée russe n’a désormais plus les moyens de conquérir l’Ukraine. Le nombre des combattants ukrainiens, très motivés, est désormais largement supérieur à celui des assaillants. Le moral des conscrits russes est bas. Ils comprennent mal l’utilité de cette guerre. Les sévères pertes subies par ces jeunes recrues ont ému les familles. Décision a été prise par Moscou, pour raisons de politique intérieure, de restreindre leur usage sur le front. Si les effectifs des unités de combat russes vont atteindre 200 000 hommes, cela ne peut suffire à bousculer une armée ukrainienne qui puise dans une masse de 800 000 réservistes, et qui s’augmente d’un vaste corps de volontaires motivés. Moscou se voit contraint de faire usage de mercenaires russes, tchétchènes, syriens. Il est douteux que ces derniers, engagés dans de féroces combats de rue, éprouvent un haut désir de sacrifice. Leur nombre est de toute manière limité.

Le président russe a pris de gros risques politiques personnels. Le prestige de l’armée russe, bénéficiant de son engagement et de ses sacrifices de 1941-1945, constituait un capital important pour le pays. Il servait aussi à légitimer le choix d’armes russes par de nombreux clients étrangers. Ce prestige est désormais entamé. Une armée humiliée est une armée dangereuse. L’histoire de la Russie comporte de nombreux exemples de séditions militaires, au sein même des régiments de la Garde, ayant abouti à un changement de monarque. Pendant la période soviétique, Béria lui-même a été éliminé par une conspiration menée par les généraux soviétiques.

Le président Poutine ne peut donc pas tolérer un échec flagrant en Ukraine. Le risque politique est trop grand pour lui. Le sort de Khrouchtchev, chassé du pouvoir pour n’avoir pas obtenu suffisamment de concessions de la part de l’Ouest à la suite de la Crise des missiles de Cuba (1962), doit le hanter. La direction russe va donc accentuer la pression sur Kiev afin de pousser celle-ci à faire des concessions notables au profit de Moscou. Il s’agit donc d’une pression du fort sur le fort. La guerre économique va, elle aussi, s’intensifier. La direction russe a trois mois pour parvenir à ses fins.

Bernard Antoine Rouffaer, Jongny

Staline et Khrouchtchev, photo DR

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