Gilets jaunes, quatre ans plus tard, leur cœur bat toujours aussi fort


(Article paru dans l’édition numéro 26 du journal numérique Franc-Parler, élaboré à Gennevilliers en France)

PAR YANN LE HOUELLEUR, texte et photos

Vigoureuse et majestueuse, elle surplombe depuis des siècles l’immense plaine de la Beauce: la cathédrale de Chartres. Cette église compte parmi les merveilles de la France. Pourtant, à certains égards, elle paraît quelque peu étrange, avec ses deux tours qui semblent s’opposer l’une à l’autre par leur envergure et par leur style. Coiffée d’un clocher conique, la tour Sud date de l’époque romane, robuste et quelque peu austère. Plus légère, sa voisine la tour Nord s’avère être bien plus élancée, remaniée assez tardivement lorsque le gothique flamboyant était à son zénith. Pour tous ceux qui aiment l’architecture religieuse, pour tous ceux qui ont envie d’admirer des vitraux parmi les plus chatoyants, Chartres est une destination rêvée, voire incontournable, d’autant plus qu’elle est traversée par une paisible rivière. En provenance de la Normandie, l’Eure égrène son « chapelet » de ponts et de moulins à eau remémorant une époque lointaine.



Dessin: Yann Le Houelleur

Mais Chartres, c’est aussi une préfecture (l’Eure et Vilaine) au cœur d’un film qui a mis en lumière des événements cruciaux dans « les salles obscures » de France. Et ce long métrage montre à quel point les villes réputées tranquilles de province sont le théâtre d’une précarisation des conditions de vie affectant une portion considérable de notre si chère France. A quelques encablures de la cathédrale comme partout ailleurs alternent cités, quartiers pavillonnaires et zones à vocation industrielles où les hangars sont d’ailleurs plus nombreux que les usines.

Tout autour de Chartres comme dans tant de communes, des ronds points voient déferler au quotidien des flots d’automobiles et de camions, lesquels vont approvisionner des centres commerciaux ou tant de familles, le week-end, tuent l’ennui, les yeux éblouis par des produits souvent hors de prix. Et c’est précisément l’un de ces ronds points à la périphérie de Chartres qu’ont investi pendant plusieurs mois, à partir de l’automne 2018 et jusqu’à l’hiver 2019, des citoyens portant un gilet de couleur jaune. A la suite d’une augmentation des taxes sur les carburants, « la France des invisibles » condamnés à se serrer la ceinture en permanence a piqué une grosse colère. Cette colère, ce sont les Gilets jaunes qui l’ont exprimée sur l’ensemble du territoire tandis que les partis politiques d’opposition et les syndicats étaient inaptes à jouer leur rôle de contre-pouvoir.

Débats, rassemblements et réunions en plein air se sont multipliés, spontanément, quelques mois après l’élection-surprise d’Emmanuel Macron dont les premières mesures lui avaient valu d’être surnommé « le président des riches ».


A Chartres, un cinéaste atypique, Emmanuel Gras, eut l’idée de filmer un collectif de Gilets jaunes et les premières actions entreprises par ce groupe de rebelles (non violent, faut-il insister). Son long métrage s’intitule tout simplement Le Peuple. Il a été à l’affiche, dans plusieurs « salles obscures » de France, en février 2022. Agnès, Nathalie, Benoît et Allan comptent parmi les protagonistes de ce film. D’emblée, le spectateur éprouve de l’empathie pour ces compatriotes qui sont autant de grandes gueules, d’écorchés vifs, de bonnes bouilles au front labouré par des rides reflétant les coups durs accumulés pendant toute une vie consacrée au boulot et à l’éducation de leurs enfants.

« Nous avions honte de notre précarité, s’indignent Nathalie et Agnès au début du film. Comment peut-on vivre décemment avec un salaire mensuel de 1200 euros quand on a deux enfants à nourrir ?» Toutes deux, comme des millions de leurs compatriotes, étaient révoltées à l’idée que dans un pays prétendument riche, la France, elles n’avaient pas droit tant que cela au bonheur. « Nous nous rendions compte que nous étions sans cesse humiliés, amenées à survivre plutôt qu’à vivre dignement de notre travail. ».

Trois ans après que la page des gilets jaunes ait été tournée, Agnès et Nathalie ont pu débattre avec une quarantaine de personnes à Gennevilliers, commune de 45.000 habitants dans les Hauts-de-Seine.
Ces citoyens avaient préalablement assisté à la projection du documentaire « Le Peuple » dans la confortable cinémathèque Jean Vigo à Gennevilliers. Directeur de la cinéma-thèque, Jean-Serge Pennetier a tenu à préciser que la projection du long métrage sur les Gilets jaunes s’inscrit dans une programmation gravitant autour du thème suivant : « les peuples en résistance ».

Quelques jours auparavant, c’est un film lui aussi très propice à des discussions passionnantes et passionnées que le public fréquentant la cinéma-thèque Jean Hugo avait pu découvrir : Media Crash, un documentaire signé Valentine Oberti qui dénonce le rapt des moyens de communication influents effectué par d’avides capitaines d’in-dustrie et financiers (Bolloré, Arnault, Drahi, etc.)
Le maire de la ville, Patrice  Leclerc, assistait à la projec-tion du film « Le Peuple », tout comme plusieurs de ses adjoints. Assises sur la scène de la cinémathèque, Nathalie et Agnès paraissaient soudain quelque peu assagies, peut-être même un brin résignées…

Effectivement, on avait pu les voir pleines de niaque et percutantes, d’un courage exemplaire quand il fallait contrer, sur leurs ronds points, un froid coriace. Feux de bois improvisés, conversations tricotées avec passion entre larmes et fous rires, tout en avalant des soupes revigorantes. Après tout, ces citoyens anonymes auraient fort bien pu rester au chaud chez eux et se gaver d’émissions de télévision tout en grignotant des chips, un chat ou un chien blottis sur leurs genoux. Or, ils ont tenté, avec de si faibles moyens, de faire refleurir l’espoir d’une France plus juste, moins génératrice d’inégalités sociales. Agnès, Nathalie et leurs amis chartrains n’ont pas cessé de donner de la voix lors de si fréquentes réunions et manifestations dans leur ville avant de participer à plusieurs « virées » à Paris en fin de semaine, déplacements qu’ils payaient de leur poche.

Car c’est vers la capitale que des milliers de Gilets jaunes, désireux de donner une visibilité nationale à leur mouvement, convergèrent en plein hiver 2018. Ces citoyens venaient de toutes les régions de France, espérant sensibiliser le président Macron à leurs causes qu’on disait perdues d’avance.
Auraient-ils dû vraiment prendre le risque de marcher de la sorte sur Paris ? La ville des Lumières devint vite un enfer. Car défier l’autorité, c’est se risquer à déchaîner la fureur d’un Etat qui n’aime pas, en principe, le désordre… quelle que soit la couleur politique du pouvoir en place.

Le film Le Peuple immortalise de véritable scènes d’émeutes quand les forces de sécurité, censées éviter des débordements, ont tiré à bout portant sur les manifestants. Le saccage dont a pâti l’Arc de Triomphe le 1er décembre 2018 a marqué « le début de la fin » d’un mouvement social affaibli, tout autant, par les rivalités entre ceux qui entendaient devenir ses leaders.

Souvenons-nous que le peuple français était assez largement acquis à la croisade contre les injustices et les dérives de l’Etat menée par les Gilets jaunes. Soudain, ceux-ci ont commencé à perdre la confiance de leurs concitoyens. Un divorce s’est alors instauré entre les Français et les Gilets jaunes.
De ces actes de vandalisme mais aussi des blessés graves causés par les tirs de LBD et les jets de gaz lacrymogène, il fut question tout au long du débat organisé à la cinémathèque Jean Hugo. Parmi le public, un professeur, Paco, qui habite le 92, a tenu à rappeler qu’environ deux-mille condamnations ont été prononcées par la Justice. « J’ai assisté à des violences inouïes, par exemple des manifestants que des agents de police ont traînés par les cheveux… ». Cet enseignant n’a pas manqué de rappeler un contraste saisissant : si l’Arc de Triomphe ainsi mutilé a été au plus vite restauré tout comme le fut le Fouquet’s mis à feu, les mutilations dont ont souffert tant de Gilets jaunes ne seront jamais »annulées ». Si l’on en croit le journaliste David Dufresne, spécialiste des questions de police, vingt-quatre parmi ces manifestant blessés ont été éborgnés (en particulier Jérôme Rodrigues, l’un des leaders du mouvement des Gilets jaunes), et cinq ont perdu l’usage d’une main.

Ce sont donc autant d’individus qui, toute leur vie durant, porteront les stigmates d’une insurrection qui ne fut pas loin de renverser le président Macron.

Le 1er décembre 2018, effectivement, on a frôlé la catastrophe.

A Gennevilliers, trois ans plus tard, Agnès et Nathalie ont rappelé que « le chef de l’Etat est allé jusqu’à se réfugier, pendant quelques heures, dans un bunker ».

A plusieurs reprises, Emmanuel Macron a confirmé qu’il avait été profondément choqué par les débordements et accès de fureur au sein de cette déferlante de manifestants.

Aussi Emmanuel Macron a-t-il accepté de calmer la situation moyennant un effort financier sans précédent alors que son mandat avait débuté par une mesure très impopulaire : un coup de rabot donné assez mesquinement dans les APL (Aides personnalisées au logement). Le 10 décembre 2018, à l’occasion d’une allocution télévisée, il a soudain annoncé des investissements de dix milliards d’euros pour arrondir plusieurs angles dans la vie de ses administrés : annulation des hausses de la taxe carbone, baisse de certains impôts versés par les retraités, augmentation de la prime d’activité, etc.


« Nous avions honte de notre précarité, s’indignent Nathalie et Agnès au début du film. Comment peut-on vivre décemment avec un salaire mensuel de 1200 euros quand on a deux enfants à nourrir ?» Toutes deux, comme des millions de leurs compatriotes, étaient révoltées à l’idée que dans un pays prétendument riche, la France, elles n’avaient pas droit tant que cela au bonheur. « Nous nous rendions compte que nous étions sans cesse humiliés, amenées à survivre plutôt qu’à vivre dignement de notre travail. ».



Trois ans après que la page des Gilets jaunes ait été tournée, Agnès et Nathalie ont pu débattre avec une quarantaine de personnes à Gennevilliers, commune de 45.000 habitants dans les Hauts-de-Seine. Ces citoyens avaient préalablement assisté à la projection du documentaire « Le Peuple » dans la confortable cinémathèque Jean Vigo à Gennevilliers. Directeur de la cinémathèque, Jean-Serge Pennetier a tenu à préciser que la projection du long métrage sur les Gilets jaunes s’inscrit dans une programmation gravitant autour du thème suivant : « les peuples en résistance ».

Quelques jours auparavant, c’est un film lui aussi très propice à des discussions passionnantes et passionnées que le public fréquentant la cinémathèque Jean Hugo avait pu découvrir : Media Crash, un documentaire signé Valentine Oberti qui dénonce le rapt des moyens de communication influents effectué par d’avides capitaines d’industrie et financiers (Bolloré, Arnault, Drahi, etc.). Le maire de la ville, Patrice Leclerc, assistait à la projection du film « Le Peuple », tout comme plusieurs de ses adjoints. Assises sur la scène de la cinémathèque, Nathalie et Agnès paraissaient soudain quelque peu assagies, peut-être même un brin résignées.

Mais les Gilets jaunes ne sont pas morts pour autant. A plusieurs reprises, on a pu voir réapparaître certains d’entre eux, de manière il est vrai épisodique. Dans les cortèges qui ont serpenté à travers les artères de Paris et de plusieurs autres grandes villes au cours de l’été 2021 (contre la stratégie sanitaire du gouvernement Macron), plusieurs manifestants arboraient… un gilet de couleur vive ! Et alors qu’une crise économico-sociale se trame, tandis que la pandémie semble revenir en force, un « fantasme » hante bien des esprits : quand reviendront-ils en force, les Gilets Jaunes ? Toujours est-il que l’une de leurs revendications majeures, à savoir le RIC (Référendum d’initiative citoyenne), fait toujours l’objet de discussions dans les milieux associatifs. Tout récemment le site « Les Lignes bougent » a lancé une pétition ainsi intitulée : « Nous demandons le RIC, maintenant ! »

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Un commentaire à “Gilets jaunes, quatre ans plus tard, leur cœur bat toujours aussi fort”

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    Christian Lecerf 18 avril 2022 at 15:58 #

    Il est certain que le cœur qui bat dans la poitrine des gilets jaunes donne aux ronds-points des airs de fête et de printemps tandis que, dans la forêt toute proche, geais et étourneaux dévergondés s’accouplent sans vergogne et sans prêter attention à la rumeur qui gronde chez ces bipèdes en colère auxquels le jaune va si bien. On se réjouit d’avance de les voir de retour…

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