A Montreux, un suicide familial fait resurgir le funeste souvenir de l’Ordre du temple solaire


PAR IAN HAMEL, reportage à Montreux

Face au lac Léman, la statue de bronze de Freddie Mercury tend un bras vers le ciel, le poing serré. C’est dans les Mountains Studio, dans les locaux du casino de Montreux, que le chanteur du groupe Queen a enregistré six de ses plus grands succès. Au cas où le riche passé musical de la « perle de la Riviera vaudoise » pourrait encore échapper aux visiteurs, Montreux organise des Freddie Tours, des Freddie Evenings, des Freddie Celebration Days. L’officine sur la Grand ’Rue s’appelle Pharmacie du Jazz Montreux. A quelques pas plus loin, le marchand de chaussures a baptisé sa boutique Jazz 32. Aussi, après deux années de Covid, le suicide par défenestration de toute une famille française (quatre morts, un adolescent dans le coma), raconté dans la presse internationale, plonge cette cité de 25 000 âmes, traditionnellement paisible, dans le désarroi. « Nous commencions à peine à enregistrer des réservations. Ce drame ne risque-t-il pas d’avoir des répercussions même sur le Montreux Jazz Festival de cet été ? », s’inquiète un hôtelier. Contrairement à l’étranger, notamment à la France, ni la police, ni la justice, ni un élu de Montreux ou du canton de Vaud n’a tenu une conférence de presse pour tenter de donner des précisions sur ce drame…

Sur les lieux du drame, des fleurs témoignent de la consternation de la population montreusienne. Photo ©2022 Ian Hamel

La description des cinq corps désarticulés sur le bitume, juste devant le casino Barrière, après une chute de vingt-cinq mètres, révélée jeudi dernier par le quotidien en ligne Le Matin, rajoute l’insupportable à l’effroyable. Il y a d’abord Allan, le fils, âgé de 15 ans, le seul survivant. Torse nu, il porte un bas de pyjama. Un palmier, au pied de l’immeuble, a amorti sa chute. Un peu plus loin, « la mère et sa sœur jumelle (41 ans), d’origine algérienne, déjà recouvertes de couvertures de sauvetage : l’une d’elle est vêtue d’un djellaba noire », raconte le media suisse. Enfin le père, 40 ans, avec sa petite fille (8 ans) dans ses bras, ont sauté les derniers. Ils sont tombés, un peu plus loin, au milieu de la rue Igor Stravinsky (l’information a toutefois été démentie par la police du canton de Vaud). Depuis le drame, survenu le 24 mars, peu avant 7 heures du matin, sous le palmier, des bouquets de fleurs, des bougies, des textes en français et en arabe, délavées par la pluie, des peluches, d’un chien ou d’un éléphant, s’accumulent sur le trottoir. « A 8 ans, une petite fille, même endoctrinée et sous l’emprise d’adultes, peut-elle monter sur un escabeau pour enjamber la rambarde du balcon et sauter dans le vide d’une hauteur d’environ 25 mètres, sans pleurer ni crier ? », interroge Evelyne Emeri, journaliste au Matin.

La veille, le canton de Vaud a publié un communiqué déclarant qu’au terme de cinq jours d’enquête, « la piste du suicide collectif est privilégiée par le procureur et les enquêteurs de la Police cantonale », ajoutant que « toutes les victimes ont sauté du balcon les unes après les autres. La famille vivait retirée de la société et devait craindre que l’autorité vienne s’immiscer dans leur mode de vie ». Des propos qui font réagir Marie-France Dumas, avocate au barreau de Lyon, spécialiste en Droit de la famille. « Que des adultes prennent la décision délibérée de mettre fin à leurs jours peut s’analyser en suicide. Mais que des enfants âgés respectivement de 15 et 8 ans soient associés à ce projet suicidaire s’analyse plutôt en meurtres, puisqu’ils ont été contraints par leurs parents ». Même si ces derniers ne seront jamais poursuivis sous cette qualification puisqu’ils sont morts, « l’action publique est donc éteinte », ajoute maître Marie-France Dumas.

Même réaction indignée de la part du psychologue clinicien Philip Jaffé, professeur à l’université de Genève et membre du Comité des droits de l’enfant à l’ONU. Pour lui, l’expression « suicide collectif » est tout à fait déplacée. « Qui s’est vraiment suicidé ? Qui a été aidé, convaincu ou poussé à envisager l’irrémédiable ? Un suicide est d’abord une décision, voire une pulsion personnelle […] lorsqu’il y a des enfants, c’est absolument improbable de parler de suicide collectif », assure le psychologue sur le site suisse Watson.

Couper les ponts

Ce drame aurait-il suscité autant d’interrogations s’il s’était agi de personnes moins atypiques ? Le père, d’abord. Éric David, 40 ans, enfance heureuse à Marseille. Élève aussi brillant que discret. A Polytechnique, il sort dans la botte en 2004 et intègre l’École nationale supérieure des Télécommunications. Comme l’indique son profil Linkedin, Éric David rejoint aussitôt la direction informatique de trois ministères, successivement celui du Budget, des Affaires étrangères, puis de la Jeunesse et Sports, entre 2006 à 2013. Il se marie avec Nasrine Feraoun. Élevée à Paris, d’origine algérienne, c’est une élève brillante. Dentiste, elle ouvre en 2008 un cabinet à Vernon, dans l’Eure. L’année précédente, elle a donné naissance à un garçon, Allan. Mais sans explication, le couple coupe brutalement les ponts avec tout son entourage, y compris la famille. A l’exception de Narjisse, la sœur jumelle de Nasrine. Tout aussi brillante, elle est devenue ophtalmologue. Ce sont les petites filles de Mouloud Feraoun, écrivain algérien d’expression française. Auteur de La Terre et le Sang, proche d’Albert Camus, il a été assassiné par l’Organisation de l’armée secrète (OAS) le 15 mars 1962. Depuis l’annonce de cette filiation, révélée par Le Journal du dimanche, la presse algérienne se passionne pour ce drame.

En 2013, la famille déménage à Lausanne. Éric David est recruté comme IT (information technology) Manager par Secutix, société spécialisée dans la vente de tickets en ligne. Nasrine commence à travailler dans un cabinet d’orthodontie à Fribourg. Mais rapidement, elle perd, fin 2014, son autorisation d’exercer pour « raisons administratives ». Narjisse, également mariée à un informaticien français, s’est aussi établie en Suisse. Mais le couple se sépare rapidement et Narjisse rejoint la famille de sa sœur jumelle. En 2016, Éric David quitte son emploi pour se mettre à son compte, et travailler à son domicile. Est-ce à partir de ce moment qu’il plonge, avec les deux sœurs, dans des thèses « complotistes et survivalistes » ? Dans le même temps, Nasrine annonce aux autorités qu’elle part s’installer au Maroc, avec sa petite fille, alors âgée de deux ans, sans jamais quitter la Suisse… « Résultat, elles n’étaient pas inscrites au contrôle des habitants. Nous ignorions qu’elles vivaient à Montreux. L’enfant n’était pas scolarisé », souligne le commissaire principal Jean-Christophe Sauterel. D’ailleurs, en bas de l’immeuble, au 37 avenue du Casino, la boîte aux lettres n’indique, à l’appartement 72 au 7ème étage, que les noms de Narjisse Gama Feraoun et d’Éric David. Contrairement à sa sœur, Narjisse conserve une activité professionnelle, à temps partiel, jusqu’à la veille du drame, à la Clinique de l’œil, à Sion.

Photo ©2022 Ian Hamel

C’est la scolarisation à domicile du fils aîné qui a déclenché la venue de deux gendarmes le 24 mars peu après six heures du matin. Comme le père ne répond pas aux convocations de l’Instruction publique, la préfecture a délivré un mandat d’amener. Selon la procédure, Éric David aurait été invité à suivre les forces de l’ordre afin de s’expliquer sur la scolarisation d’Allan. Les gendarmes entendent une voix leur demandant qui était là. Mais la porte ne s’ouvre pas. Il n’y a plus de bruit dans l’appartement. Les soldats de la loi patientent un moment, puis quittent les lieux. Ils ignorent que le drame se joue au même moment sur le balcon, que les membres de la famille enjambent les uns après les autres, à l’aide d’un escabeau. Et se jettent dans le vide, sans un cri. Qu’est-ce qui a pu provoquer un si brutal affolement ? « C’est d’autant plus incompréhensible que depuis des mois, ils accumulaient conserves, rations de survie, livres, médicaments, papier toilette, comme pour soutenir un siège. Au point que trois des cinq pièces de l’appartement en étaient remplies du sol au plafond. La famille se serrait dans les deux autres pièces », raconte un inspecteur de police qui a visité les lieux après la tragédie.

Nouvelle secte

« Ils étaient très intéressés par les thèses complotistes et survivalistes, mais selon les premières investigations, ils n’étaient pas eux-mêmes complotistes », précise à infoméduse le commissaire Jean-Christophe Sauterel. Les analyses toxicologiques, réalisées par le Centre universitaire romand de médecine légale, révèleront-elles la présence de drogues ? Pour les voisins, pour les Montreusiens, c’étaient « des gens bizarres », « peu sociables », « qui ne disaient pas bonjour dans l’escalier ou l’ascenseur », « qui prenaient des bains la nuit », et « brûlaient de l’encens » depuis leur arrivée en novembre 2019. Été comme hiver, Éric David ne quittait jamais son short. Quant aux sœurs jumelles, elles se promenaient parfois sur les bords du lac vêtues de grandes capes vertes. Nasrine aurait pris récemment une quinzaine de kilos et marchait en s’aidant d’une canne. « La famille vivait en quasi-autarcie, retirée de la société », résume la police du canton de Vaud. Mais un restaurant de la Grand’ Rue conserve un souvenir plus marquant. Il y a quelques semaines, la famille, non vaccinée, n’ayant pas pu entrer dans son établissement, a été servie en terrasse. Éric David a voulu régler avec sa carte de crédit. « Mais comme la somme était inférieure à 20 francs [19,60 euros], le serveur lui a demandé du liquide. L’homme l’a insulté et s’est montré menaçant. Il lui a presque jeté l’argent à la figure », assure le restaurateur.

La thèse du suicide collectif, privilégiée par le procureur et la police cantonale, rappelle de funestes souvenirs en Suisse. Entre 1994 et 1997, soixante-quatorze adeptes de l’Ordre du temple solaire (OTS), un groupe ésotérique néo-templier, se sont donnés la mort, principalement en Suisse, mais aussi en France et au Canada. Jean-François Mayer, historien des religions, auteur de Confessions d’un chasseur de sectes, a longuement travaillé sur l’OTS. Toutefois, il ne se prononce pas sur cette tragique affaire familiale. « Il faudrait connaître les documents recueillis par les enquêteurs, qui s’intéressent sans doute de près au contenu des ordinateurs », répond le directeur de l’Institut Religioscope. La presse a relevé l’inscription suspendue au judas de la porte de la famille : « Jesus is the reason for the season ». Les David-Feraoun avaient-ils créé, eu autarcie, une nouvelle église ? C’est une hypothèse, mais ce n’est pas impossible. Sur la planète, il existe des milliers de minuscules sectes qui ne dépassent pas trois, cinq ou dix adeptes, et dont les rites échappent même à leurs voisins. Du moins, tant qu’il n’y a pas de drame.

En Suisse, la culture médiatique est différente

infoméduse: Ian Hamel, journaliste d’investigation, reporter, écrivain, vous collaborez à des magazines français (Marianne et Le Point) et suisses. Le drame de Montreux a vu la presse internationale se bousculer sur les bords du Léman. Comment expliquer cet intérêt?
Ian Hamel
: En dehors de ce drame toujours inexplicable, il y a aussi les personnalités des personnes qui se sont suicidées. L’homme, brillant diplômé de Polytechnique, a travaillé dans trois ministères français. Son épouse et sa soeur jumelle, également très brillantes, sont les petits filles d’un écrivain algérien, Mouloud Feraoun, ami d’Albert Camus, assassiné en 1962, l’année de l’indépendance algérienne, par l’extrême droite française. 

La couverture par les médias montre une différence de culture journalistique, si l’on peut dire. En France  ou en Italie, le nom des victimes fait la Une des journaux, en Suisse on ne donne souvent même pas les initiales. Les médias semblent suivre les directives du Conseil suisse de la presse, qui sont assez restrictives à cet égard, liant la mention du nom à l’intérêt public prépondérant. Dans votre article vous avez fait votre choix en citant les noms…
La presse française cite les noms. Je pense personnellement qu’il n’y a pas de raison de ne pas les citer, surtout dans la mesure où les noms ont été donnés dans la presse internationale.  

Dans ce dossier, on comprend entre les lignes que la police et la justice ne se montrent pas des plus coopérantes. Ce serait différent en France?
Si le drame s’était déroulé en France, la mairie et le canton auraient tenu une conférence de presse. Une cellule aurait été mise en place pour aider les voisins, les personnes qui ont été témoins du drame. Vous voyez un enfant tomber de 25 mètres, vous risquez d’être traumatisé à vie. En Suisse, en revanche, c’était: “il n’y a rien à voir”. Depuis les suicides, la presse n’a eu aucune information: les personnes étaient-elles droguées? Ont-elles laissé des écrits? Etaient-les en contact avec des sectes? Il n’est pas logique que des gens qui ont accumulés des centaines de kilos de vivres se suicident simplement parce que des gendarmes ont sonné à leur porte à 6h du matin. En France, certains journaux auraient harcelé la justice, la police. En Suisse la culture est différente.

Propos recueillis par Christian Campiche

Ian Hamel. Photo DR

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