Turquie, autopsie d’une déroute


PAR MICHEL SANTI

C’est un pays qui s’est égaré dans des projets immobiliers grandioses et au final très peu rentables. Au lieu de sortir de son stade d’économie en voie de développement en misant de façon prioritaire sur la voie classique – et encourageante pour les investisseurs étrangers – consistant en une industrialisation progressive, la Turquie a préféré enrichir le puissant secteur de la construction, lui-même généreusement financé par les banques. Cette création monétaire artificielle – puisque basée sur un secteur non productif – autorisa néanmoins la haute administration publique et l’exécutif à arroser leur base électorale, à faire monter une élite des affaires leur étant acquise et à conforter in fine leur pouvoir et leur assise sur l’Etat turc.
 

Bien-sûr, comme toujours, la faiblesse structurelle de ce type de montages est que le pays en question finance ses investissements par des capitaux étrangers par l’entremise de taux d’intérêt élevés. Lesquels capitaux sont très prompts à se retirer dès lors que le loyer de l’argent baisse, ou que l’instabilité politique se manifeste. La prospérité de l’économie turque du début des années 2000 fut en effet redevable à son addiction aux capitaux étrangers ayant logiquement abouti à une surévaluation de sa monnaie, la livre. Investi principalement sur des secteurs d’activité peu porteurs comme l’immobilier, très peu sur des activités industrielles qui auraient bénéficié à la productivité du pays, cet influx de liquidités a généré un énorme déficit de la balance des paiements car il n’a pas été équilibré par un taux d’épargne national privé et public équivalent.
 
La prise de conscience des investisseurs étrangers de la précarité politique du pays et de la relative stérilité de leurs placements provoqua en 2018 ce qu’il est convenu d’appeler dans le jargon un «sudden stop» qui se manifeste lorsque la perfusion de capitaux étrangers se tarit et que l’Océan se retire. Dès lors, la banque centrale turque dut monter énergiquement ses taux d’intérêt afin que cette ruée de liquidités hors du pays ne se termine en déroute, mais également pour juguler la forte inflation due à l’effondrement de la livre. C’est à ce moment que le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, intervint pour la première fois publiquement dans la politique monétaire de son pays en forçant ces taux à la baisse et ce en vertu d’une théorie (s’inspirant de l’économiste américain Fisher) qui prétend que des taux d’intérêt bas sont une arme contre l’inflation. 

Comment blâmer Erdogan dès lors que toute une frange d’économistes assure que c’est des taux élevés qui génèrent l’inflation, tandis que c’est la déflation qui est la résultante de taux d’intérêt bas? Ils reprennent en cela à leur compte la fameuse formule de Fisher qui enseigne que la somme de l’inflation et des taux réels donne le taux d’intérêt nominal d’une économie en question. Le verdict de ces «néo-fishériens» peu réalistes est que l’inflation finira bien par baisser si le taux d’intérêt de la banque centrale est maintenu sous pression pendant une durée suffisamment longue. Diamétralement opposé à l’acception conventionnelle, et vérifiée par la pratique ces dernières décennies, qui a clairement montré que des taux d’intérêt bas pendant trop longtemps sont une des sources fondamentales de l’inflation qui doit être combattue par un raidissement de politique monétaire.
 
Ce qui n’a point empêché Erdogan de s’obstiner en limogeant tous les banquiers centraux et ministres qui s’opposaient à lui et qui avaient tenté de combattre la flambée inflationniste et l’effondrement de la livre en remontant les taux d’intérêt turcs. N’écoutant que la voix de son maître, le nouveau patron de la banque centrale turque baissa davantage ses taux, générant une liquéfaction de sa monnaie et une explosion de l’inflation qui se retrouve aujourd’hui à 75% ! Que les néo-fishériens aient tort ou raison est un débat technique. Ce qui ne l’est en revanche pas est une constatation évidente: l’hyperinflation survient quasiment toujours lorsque c’est la même personne qui détient à la fois les manettes de la politique monétaire et de la politique fiscale et budgétaire.




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